© Andrea Pizzalis

Il y a dans le théâtre de Daria Deflorian, depuis les origines, un travail sur la représentation d’un mal-être sans nom, que le « Désert rouge » d’Antonioni, adapté en 2018 sous le titre « Quasi niente », avait résumé par la sentence : « Il y a quelque chose de terrible dans la réalité et je ne sais pas ce que c’est ». C’est l’exploration de ce mystère qu’invoque « La Végétarienne » de la Coréenne Han Kang, prix Nobel de littérature 2024, dont la version scénique peine à convaincre totalement.

L’ambiguïté du titre est levée presque immédiatement : la pièce, pas plus que le roman éponyme, ne se veut être une réflexion sur le végétarianisme. Le rêve ensanglanté de Yonghye, qui la pousse à jeter, au milieu de la nuit et au désarroi de son mari, le contenu carné de son réfrigérateur n’est que le point de départ d’une transformation psychique qui ne concerne en rien les problématiques morales liées à la consommation de viande : très vite, c’est la nourriture elle-même qui ne l’intéresse plus. Mais le primo-végétarianisme de l’héroïne, vite disqualifié par son entourage au nom d’une instabilité mentale, reste une qualification pertinente des points aveugles des injonctions sociales : la folie est l’étiquette facile de la non-conformation à la norme. Le roman de Han Kang, comme le rappelle le référentiel culturel, à commencer par la recette du barbecue bulgogi, est un commentaire sur les injonctions normatives de la société coréenne. Il interroge la dialectique entre naturalisme et structuralisme des déviances : quelle est la part sociale dans la folie ? « C’est bien la pire folie que de vouloir être sage dans un monde de fous », disait Erasme, mais ni les uns ni les autres, dans cette histoire, ne tentent de justifier leurs comportements, comme poussés par des forces qui les dépassent.

Porté par une scénographie épurée ainsi qu’un jeu de lumières et une matière sonore sophistiquées, « La Végétarienne » réussit à créer une ambiance d’une inquiétante étrangeté qui vacille sans cesse entre un languissement nonchalant et une violence crue. Si l’on ne peut ignorer que tous les hommes abusent de Yonghye – victime expiatoire de son mari, de son beau-frère et de son père –, c’est la vie humaine elle-même qui semble l’oppresser, au point que ne subsiste, dans son enfermement ultérieur en centre psychiatrique, que son désir de devenir une plante. A cet égard, la pièce, pas plus que le roman, n’assènent d’interprétation univoque : le récit n’est kafkaïen qu’à cette limite-là d’un certain flottement qui sacrifie le narratif au primat d’une certaine sensation. L’ajout d’une grammaire explicitement cinématographique – découpage en séquences issues d’un script conçu ad hoc (« Salle de bains. Intérieur jour ») – semble être un artefact superfétatoire. Fidèle à son théâtre minimaliste sans effets et sans portes qui claquent, Daria Deflorian fait ici une confiance un peu trop grande dans le pouvoir de la parole dont la transposition de l’écrit au plateau recèle plus d’ennui que d’intranquillité, et surtout manque d’une vitalité propre. La Végétarienne devient l’héroïne d’un objet théâtral fantôme qui ne semble pas très bien savoir pourquoi il hante la scène.