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Il y a mille et une raisons de se réjouir que les femmes artistes se soient emparées des plateaux contemporains comme jadis les hommes des châteaux forts.

Au cours de ces deux dernières années, les propositions théâtrales les plus excitantes sont venues de trois femmes d’une quarantaine d’années. Il y a deux ans, la Brésilienne Carolina Bianchi, subjuguait le festival d’Avignon en absorbant sur scène la drogue dite du violeur ; plus récemment, la Suisse Marion Duval reprenait « Cécile » au théâtre de la Bastille. Au Théâtre du Rond-point, l’argentine, Marina Otero, propose « Kill me », dernier volet, après « Love me » (2022) et « Fuck me » (2020), de son œuvre théâtrale, faite de variations : “Recordar para vivir”.

« Prise par le cliché de la crise de la quarantaine, j’ai commencé à filmer tout ce que je faisais : le cœur ouvert 24 heures sur 24, j’enregistrais tout. Jusqu’au jour où je me suis effondré et on m’a posé un diagnostic psychiatrique ». La pièce commence par un journal intime en vidéo dans lequel Otero raconte la douleur d’une séparation. Son projet cathartique consiste à transformer la violence de cette histoire en un coup de poing théâtral, un cri de colère incarné par six interprètes, dont cinq danseuses, choisies parce qu’atteintes, nous dit-elle, de troubles mentaux. Dans une succession de tableaux, qui sont autant de numéros joués, chantés, ou dansés, chaque interprète vient raconter l’histoire de son trouble : la douleur intime de Marina Otero se transforme en règlement de compte collectif, performatif, féminin.

Pour Aristote, la catharsis est la purification de l’âme du spectateur par la terreur ou la pitié qu’il éprouve. Les chorégraphies sont caustiques et brutales, les danseuses ne cessent de se faire mal en tombant, on alterne entre la pitié pour leurs genoux maltraités, des rires face à leur excentricité, et la gorge qui se sert par moment. La performeuse se fraie un chemin singulier entre la chorégraphie punk et le numéro de clown, à la recherche de la fragilité permanente de ses interprètes. Myriam Henne-Adda est saisissante quand elle boxe en chantant un tube d’Edith Piaf, ou quand elle joue du Bach au piano sur le dernier monologue d’Otero ; Tomás Pozzi (qui répond à l’une des danseuses qu’il n’est pas un nain, mais un homme de petite taille), interprétant un sosie de Nijinsky au milieu des danseuses, est bouleversant de drôlerie et d’humanité, avec sa sensibilité délicate.

Le théâtre et la vie se confondent dans « Kill me ». Nu, cru, intime, douloureux, direct, musical, explosif, provocant et tendre, le spectacle rappelle ces moments où l’on a tous cru mourir un soir de défaite. Lucrèce raconte le plaisir d’un homme qui regarde le naufrage d’un navire depuis la plage. Ce texte fut souvent interprété comme le plaisir sadique de voir l’autre souffrir, mais il raconte plutôt le plaisir d’être sain et sauf. Au théâtre, le spectateur est sur la plage et regarde les bateaux couler au large. Dans la performance de Marina Otero, ce n’est pas la pitié d’Aristote, mais la compassion, cette forme de bonté pour la fragilité de chaque être humain, qui entre en nous.