Les dindons sauvages

Absalon, Absalon !

© Christophe Raynaud de Lage

Après son adaptation de « La Plâtrière » de Thomas Bernhard, Séverine Chavrier s’intéresse de nouveau à un bâtisseur déchu de cathédrale. L’hétérogénéité du roman de Faulkner se frotte à sa puissante hybridité théâtrale.

Les trois parties de son « Absalon, Absalon ! » correspondent en effet à la fissuration tragique d’une « façade-écran » que le protagoniste faulknerien, Thomas Sutpen, élance au départ avec triomphe. Derrière la demeure de « coton » demeurent tapies et flouées sa main-d’œuvre qui confectionne des poupées aux « yeux les plus bleus » (comme l’écrivait Toni Morrison) ainsi que son épouse Ellen. Elle qu’il séquestre, telle une figure de cire, entre des rideaux de grosse dentelle cramée. C’est avec autant de comics que de fange naturaliste, et avec une identité esthétique toujours très mêlée, que Chavrier attrape l’écriture sublimement suintante de Faulkner. L’hybridité de l’image et le tissage dramaturgique – dramaturgie qui préfère un entremêlement des voix au séquençage faulknérien des points de vue – contribuent de concert à une permanente intranquillité du plateau, à un « espace de mystère » comme l’écrit Faulkner lui-même, qui semble toujours hanté par ce qu’il ne montre pas encore. Et surtout à une temporalité indécidable, qui résiste à l’illustre linéarité « atavique » dont il est beaucoup question dans ce roman de l’héritage raciste et patriarcal de l’Amérique, tiré ici par Chavrier vers une allégorie encore plus diachronique.

Comme « Ils nous ont oubliés » destituait le gros verbe masculin en nous mettant sous l’égide de commentateur·rice·s extérieur·e·s, venu·e·s enquêter dans la maison terrible, ici c’est une jeune génération, à bord de sa voiture tunningée, qui plante un autre imaginaire que celui musclé par le « père ». Brillant par sa rugosité maîtrisée, le spectacle s’ancre dans une première partie miraculeuse parce qu’elle semble être directement vibrée par l’écriture. Les images s’agglutinent et se recolorent constamment, le plateau devenant alors aussi vivant que l’imaginaire d’un·e lecteur·rice, dont l’écran mental est sans cesse régénéré et reteinté par l’imprévu suggestif de certains mots. S’impose dans ces deux premières heures la capacité inégalée de Chavrier à investir un roman dans toute sa pluralité formelle, et d’abord comme un projet atmosphérique. Cette dilatation sensorielle de la littérature vit toutefois un peu moins dans la seconde partie, alors que le spectacle se fait plus narratif : vidéo et plateau se complètent plus systématiquement, et l’imminence de la guerre oblige la scène à suggérer un espace bien plus vaste qu’elle-même et plus épique qui, paradoxalement, comprime son langage. Plus globalement, la puissance esthétique du spectacle tend à disperser par endroits ses enjeux politiques – certains, comme la représentation de la peau noire, sont juste ébauchés. Toutefois, cet « Absalon, Absalon ! » a la grande intelligence de jouer autant sur l’anachronisme que sur l’allégorie originelle de Faulkner, que Chavrier laisse parler d’elle-même. Voilà donc un théâtre magnifiquement râpeux, qui fait totalement « mesurer l’épaisseur de l’ombre » américaine.