Dans l’ambiance surannée du théâtre de l’épée de bois à la Cartoucherie, Simon Abkarian reprend « Ménélas Rébétiko Rapsodie », dix ans après sa création. Il en est l’auteur, mais aussi l’acteur. Dix ans, c’est aussi la durée supposée de la guerre de Troie. Ses visions, celles d’un héros défait exprimées par son rhapsode Abkarian, nous viennent d’après la guerre, le mythe et l’histoire.
Elles adviennent dans la salle déserte d’un bar, tables et chaises vides éparpillées sur le plateau, et dont les deux rebètes – musiciens de rébétiko – vont venir habiter le centre. Dans ce bar, nulle ruine, nulle cendre, mais une fumée quasi brumeuse qui s’exhale du sol poisseux des tristesses, élans, beuveries des hommes. Pour convoquer cette réalité tragique qui habitent leur cœur, ils s’accompagnent d’alcool, en l’occurrence de tsipouro, et aussi du haschich dont la fumée est sûrement un indice.
Cette chose passée mais encore fumante, n’est-ce pas aussi une certaine figure de la masculinité, une certaine manière de vivre l’amour, la perte, l’absence, la jalousie, l’ivresse de la chair et de la violence ? Le spectacle pose la question, s’y reconnaît, mais y échappe. Le travail de l’écriture, d’une limpidité qui parfois frise le grotesque, n’en produit pas moins cet effet déroutant de lever la censure et d’amener à reconnaître les contradictions et les excès de l’amour jaloux, furieux, hagard. Certains énoncés de ce désir douloureux – « Mon seul présent : entrer en toi », « Gueuler ton nom dans ta bouche » – parviennent à se faire entendre grâce à la tension entre leur formulation outrée et ce corps défait de Ménélas qui tente de se ressaisir.
En contrepoint d’une parole dont les images résonnent dans la détente du corps mélancolique, c’est la musique qui nous emporte, particulièrement les chants de Grigoris Vasilas, également ici bouzoukiste hors pair, qui est accompagné à la guitare de Kostas Tsekouras. Ce Ménélas en mode rébétiko fait résonner le mythe et l’histoire. Hannah Arendt voyait dans « L’Iliade » le récit d’une catastrophe par laquelle les vainqueurs conservaient le souvenir de la culture ennemie désormais disparue. Il y eut au XXe une autre Grande catastrophe, comme l’appellent les Grecs. Ce fut, à la suite de la guerre gréco-turque, l’exil de la population grecque d’Asie mineure. Une grande partie s’est réfugiée à Athènes, ou plutôt à sa périphérie, dans le port du Pirée. Le rébétiko est né de la culture morcelée de cette population alors déracinée et prolétarisée. C’est cette musique qui paradoxalement permet à Ménélas de reconvoquer l’amour contre ses pulsions guerrières de mort.
Des improvisations vocales d’Abkarian jusqu’à l’esquisse d’une danse de zeibekiko, la tonicité d’un corps animé par le chant contraste avec le corps inerte et lourd du héros. Car il s’agit de se relever et de revivre. Ménélas s’admoneste, s’exhorte. Il se console et se rassure. Mais le jaloux est une figure paradoxale du rhapsode. Ses visions lui retombent dessus, l’embrasent et l’enferment dans le cercle de l’obsession. Le solipsisme déchaîné et impuissant de Ménélas laisse une forme d’amertume. Pour le saluer et le quitter, il faudrait peut-être adoucir son isolement. On voudrait appeler à ses côté le Aragon des « Yeux d’Elsa », et le Baal de Brecht.