
© Christophe Raynaud de Lage
« Quartett » d’Heiner Muller s’ouvre par un monologue de Merteuil adressé à Valmont. Dans la mise en scène de Jacques Vincey, l’espace est fermé à notre regard par une très large bâche de plastique opaque.
De l’arrière, une silhouette se dessine et les inflexions de la voix d’Hélène Alexandridis charrient la familiarité de vieux amants, les parades de la séduction, les tours d’esprit pour mieux suggérer le désir dévorant de jouir. Puis l’actrice rompt le charme, passant la tête entre ces rideaux de pacotille et nous demandant si cela n’était pas bien joué, tout de même ! Oui, effectivement, ça l’est. Mais c’est à deux, avec Stanislas Nordey, que la partition de Heiner Müller est interprétée avec une indéniable virtuosité. Mais cette virtuosité dans le langage a ici une valeur plus profonde. Dans notre époque où l’exigence d’une éthique se fait de plus en plus prégnante – ce dont #MeToo est l’indice le plus criant – assister au jeu de rôle et de massacre entre Merteuil et Valmont prend une tournure nouvelle.
La virtuosité de l’écriture et du jeu : voilà le comble d’un plaisir de l’esprit saisi à chaque tournure de phrase et que redoublent les riffs entêtants au saz d’Alexandre Meyer. Cette virtuosité ne va pas sans l’angoisse d’une vacuité : celle de punchlines qui s’enchaînent, dont on reste ébahi ou groggy. Mais elle permet d’entendre parfaitement la violence et la cruauté qui traversent le texte. Là où une intransigeance dans les rapports sociaux est bien compréhensible, il ne sert à rien pourtant de se disculper, de se prétendre tout à fait exempt et innocent de cette violence, qui est aussi celle circulant entre Valmont, Merteuil, et l’autre qu’il et elle jouent, à savoir la chaste Mme de Tourvel et la virginale Cécile de Volanges. La pièce invite au contraire à traverser en conscience l’amoralité du désir.
Ces relations réelles et imaginaires se déploient dans un espace de transit, un salon dont les meubles, les canapés et jusqu’aux murs sont couverts de cette même bâche plastifiée. Le sol est jonché quant à lui de tas de gravats recouverts. Dans le texte, sous la rubrique « période », Heiner Müller juxtaposait deux indications : « Un salon d’avant la Révolution française/ Un bunker d’après la troisième guerre mondiale ». La proposition scénographique choisie par Jacques Vincey avec Mathieu Lorry-Dupuy permet de les articuler, neutralisant alors la tension des deux références. Le plateau est un salon, le symbole d’une forme de vie articulée au désir, qui est ici emballée comme un objet de musée, où point une violence prête à ressurgir. Recouvert de bâche, c’est aussi un espace homogène et clos sur lui-même, un bunker. Mais que ce soit le salon d’aristocrates dont la décadence annonce la révolution ou l’abri d’une humanité survivante, la référence imaginaire importe moins que l’indétermination.
Car la pièce ne tranche pas, ne détermine pas l’évaluation morale de ce qui s’y joue. Si Valmont meurt, ce n’est pas une défaite. Comme il le dit avec ses dernières paroles : « la masturbation continue avec les vers » – les vers, ceux de la terre cette fois-ci. Müller s’attache avant tout à nous faire parcourir le champ ouvert des stratégies existentielles, qu’on n’est jamais sûr de saisir complètement, ni de déjouer tout à fait. L’amoralité serait à l’image de cette matière pauvre et opaque de bâche, dans laquelle on ne peut pas distinguer de reflet précis. Matière qui, d’un ton neutre, peut cependant parcourir tout le spectre du bleu jusqu’à l’orange, celui que déploie magnifiquement la lumière de Dominique Bruguière. Cette lumière, qui colore l’amoralité pulsionnelle de la pièce, est-elle le regard et la conscience du spectateur ? Freud comparait le préconscient, qui travaille à la limite de la conscience, à une antichambre. Il y a aussi un peu de cela dans ce salon-bunker. Un espace désormais peu accueillant, en instance de déménagement, que des corps réels et imaginaires traversent, et qui travaillent à la limite de ce que nous pouvons et voulons reconnaître et accepter.