Le metteur en scène argentin Marcial Di Fonzo Bo a choisi de mettre en scène une variation autour des « Trois sœurs » de Tchekhov par la dramaturge allemande Rebekka Kricheldorf.
L’espace est immense, sur le large plateau du Théâtre national de Bordeaux Aquitaine, et les personnages deviennent les sujets (ou les victimes ?) d’une étrange expérience qui se déroule sous les yeux du spectateur. Sur le plateau, les corps se débattent et les bras s’agitent pour tenter de repousser le plus loin possible la chute dans le vide, car tout corps, comme le pensaient nos chers Grecs, ne peut chuter que dans du vide. On s’amuse de ces tristes personnages qui s’ennuient et qui, à coups de maximes ironiques, éteignent tout espoir. Même la naissance d’un enfant ne peut empêcher l’inexorable expansion de l’Ennui. Le monde de Rebekka Kricheldorf est désenchanté : on ne sait même plus s’y ennuyer. Marcial Di Fonzo Bo, par sa mise en scène, renforce cette impression d’inanité. Les trois sœurs et leur frère, esseulés et orphelins, tentent d’occuper un espace trop grand pour remplir la vacuité de leur pauvre vie tandis que sur les pans de murs lactescents s’étalent les traces dystopiques d’un univers en plein effondrement. Trois années se passent, mais ces trois vies féminines, entraînant les autres à leur suite, semblent irrémédiablement condamnées à s’épuiser dans une redondance infinie. Là où Tchekhov choisissait d’ouvrir sa pièce par la célébration d’une fête d’anniversaire censée mettre fin à la période du deuil paternel, Rebekka Kricheldorf répète inlassablement cette fête : Irina fête ses vingt-huit ans, ses vingt-neuf ans, ses trente ans. Rien ne change, tout se vide et l’immense espace de la maison est traversé par un peuple de fantômes, ceux qui ne sont plus ou qu’on ne verra jamais.
Notons que Marcial Di Fonzo Bo a décidé de faire surgir des ténèbres, par l’entremise des comédiens qui endossent les costumes tchékhoviens – et l’on pourra regretter certaines inflexions parodiques ou ironiques adoptées par moment – le texte de l’écrivain russe. Si l’on ne peut que reconnaître l’intérêt singulier de cette idée dramaturgique, il faut cependant se rendre à l’évidence : le texte de Rebekka Kricheldorf ne supporte pas la comparaison avec son modèle tchékhovien (traduit magnifiquement par André Markowicz et Françoise Morvan) qui introduit une véritable profondeur. C’est peut-être cela, in fine, la leçon de Rebekka Kricheldorf : Irina, Macha et Olga ont disparu depuis longtemps et il ne reste plus que nous, nous et notre curieuse obstination à ne pas vouloir admettre que nous avons créé le vide autour de nous.