© Jihyé Jung

Il est rare d’atteindre le chef-d’œuvre, et plus encore d’en enchaîner deux : après « All Over Nymphéas », Emmanuel Eggermont revient avec un solo plus troublant que jamais, dans une nouvelle déflagration d’intelligence et de délicatesse.

« Élégie pour Raimund Hoghe », sous-titre d’« About Love and Death », annonce bien la couleur romantique du spectacle  : un hommage à son maître et collaborateur, immense chorégraphe et dramaturge de Pina Bausch, dont la disparition a dépeuplé, il y a trois ans, la scène et le monde de la danse. On s’attendait certes à vider nos cœurs, craignant aussi la tournure complaisante de certaines cérémonies au théâtre, un peu totalitaires, un peu marchandes de larmes ; sauf que les mouchoirs qu’Emmanuel Eggermont a préparé pour nous sont de trop haute couture pour ne pas encenser cette oraison bouleversante au mort — la plus belle qu’on imaginerait pour des funérailles, celle de l’ami intime, sachant tout ou presque, qui honore sa mémoire tout en préservant ce qu’il faut de secret, avec la même pudeur d’orfèvre pour les fidèles, les amateurs ou les néophytes… 

Car si nombre de passages convoquent le souvenir de Raimund Hoghe, peu importe qu’on soit spécialiste de l’un ou de l’autre : on tremble pareillement quand le plateau est traversé, continuellement hanté par le disparu, et qu’Emmanuel Eggermont glisse ses pas chorégraphiques, parfois théâtraux, dans ceux de son ami, avec une simplicité toute virtuose. À vrai dire, on l’avait plutôt vu, déjà grand danseur, seul au plateau (« Aberration ») ou en groupe (« Pólis », « All over Nymphéas ») dans des espaces stylisés (costumes fantasques, scénographie sculpturale, musique électronique)… Ici, les tapis de danse et les lumières d’Alice Dussart, plus sobres qu’à l’habituelle, ont l’air d’abandonner Eggermont dans un espace volontairement trop grand pour lui ; il faut bien le combler, il faut danser pour deux, enfiler les talons du mort ; ceux qu’il remerciera d’une main presque tremblante à la fin du spectacle — un dernier salut au trépassé, la nekuoia pour de vrai. La mort dénude : dans « About Love and Death », les signatures d’Eggermont (cassure du poignet, torsions géométriques des mains et bras, marches type catwalk, costumes portés sur le dos ou le torse…), délestées de presque tout habillage, plus vulnérables, deviennent aussi plus humaines. 

D’autant que le corps du chorégraphe et danseur converse avec les musiques qu’Hoghe affectionnait (de Debussy à Queen, de Bizet à « Johnny Guitar ») : or, le hiatus entre les archives sonores, populaires et souvent lacrymales, bien rares en danse contemporaine, illuminent même les séquences les plus hermétiques, pour créer une dialectique jubilatoire ; à peu près chaque scène permet qu’on s’y arrête dramaturgiquement, tant elle est productrice de pensée. À cet égard le comique, constante dans ses spectacles, apparaît aussi sous un jour nouveau : moins modeux et urbain, le ridicule se déplace pour devenir existentiel… Quand la mort devient trop lourde à porter, la danse la parodie : ainsi de « Singing in the rain » ou de « Et maintenant » de Gilbert Bécaud, passages à la fois splendides et désuets, d’un vrai charme kitsch. Du reste, la plupart des scènes sont de teneur plus minimaliste, c’est toute la force du spectacle : parfois un ou deux gestes de main, pas plus, pour qu’une musique se trouve d’un coup transmutée ; parfois la seule présence de ce corps esseulé, hiératique, regorge de sens. 

Parfois enfin, la musique s’absente, une archive audio de Joséphine Baker la remplace, voire le bruit de la mer ; peut-être le passage paradigmatique, qui contient tout le spectacle : Eggermont se déshabille, vêtement par vêtement et tout en pudeur, jusqu’à terminer, de dos, nu. Du sol blanc, il saisit un tissu métallique, sorte de couverture de survie, qu’il déplie pour couvrir, au moins en partie, son corps — comme en écho à une autre scène dans « All Over Nymphéas »… Il s’avance au nez de scène, fragile sous les oscillations de la couverture, pour s’allonger dans une posture sculpturale, comme une divinité de tableau, le vague et la douleur à l’âme : son regard légèrement fier et triste, légèrement conscient aussi de la situation, quelque part entre mystique et burlesque, où l’amour comme la mort se plaisent, raconte tant de l’héritage chorégraphique et affectif qu’il aura arpenté avec cette infinie délicatesse.