© Sammi Landweer

« Encantado », spectacle monté en 2021 par Lia Rodrigues, était présenté au Sadler’s Wells dans le cadre du nouveau Rose International Dance Prize. La pièce débute dans une obscurité profonde et prolongée. Peu à peu, une lueur semble émerger en fond de scène. On devine alors une sorte de tapis de danse encore enroulé, ainsi que les silhouettes des danseurs qui se positionnent tout le long afin de le dérouler jusqu’au bord du plateau. Ce mouvement, d’une lenteur cérémonielle, se fait dans un silence total.

À mesure que le tapis se déploie, il révèle un patchwork de tissus aux imprimés, textures et couleurs variés. Plus de 140 couvertures composent cette mosaïque textile. Le rituel de son déploiement révèle ce tapis comme personnage central. La présence du tissu est une constante dans l’œuvre de Lia Rodrigues, comme en témoignent « Para que o céu não caia » (2016) et « Fúria » (2018). Cette récurrence s’explique en partie par l’importance du textile dans les cultures brésilienne et afro-brésilienne. La philosophe et anthropologue Gisele Gama de Araújo a analysé les tissus comme marqueurs de l’identité, noire notamment, au Brésil et, plus largement, a étudié le rôle du tissage dans la construction d’une mémoire collective et d’une certaine manière la chorégraphe semble en faire une exploration au plateau.

Une femme entre, nue, sur ce carré de tissu, se met à quatre pattes et se recouvre d’une des couvertures. D’autres danseurs répètent le même geste, un par un. Ce qui fascine ici, c’est la fusion du costume et du décor : Lia Rodrigues les pense comme un seul et même élément. Ses danseurs habitent le décor tout autant qu’ils le portent. L’immobilité même devient un mode d’incarnation du décor par les interprètes.

Cette approche soulève des questions de plateau joliment essentialistes : faut-il être en mouvement pour être protagoniste ? Un visage est-il nécessaire pour qu’un individu ou un personnage émerge ? L’artiste semble s’amuser à explorer les notions de son médium. Les interprètes donnent une forme aux tissus avec leur corps, ou bien c’est le tissu qui sculpte leur silhouette, dans une relation mutuelle. On les voit glisser d’un textile à l’autre, chaque étoffe transformant l’interprète par sa texture, sa couleur, son imprimé. Lia Rodrigues pousse ici la réflexion sur le costume dans sa plus simple expression.

Les danseurs se roulent dans le tissu, tour à tour vers de terre, fantômes. Une dimension enfantine se dégage de ces jeux avec la matière et de déguisement, une jouissance sensorielle qui semble en écho à la naissance du petit-fils de la chorégraphe pendant la création de la pièce, à qui elle l’a dédiée.

Le tapis interroge également le rideau de scène : les danseurs dressent les tissus, se cachent derrière, jouent avec ce qui est révélé ou dissimulé, questionnant ainsi la notion même de présence. Parfois, leurs corps cessent d’être des sujets pour devenir de simples reliefs dans le paysage scénique. Ailleurs, le tissu devient accessoire de travestissement : il se transforme en chevelure, en poitrine, en fesses.

Pendant une quinzaine de minutes, la pièce se déroule dans un silence absolu, puis surgit un rythme simple, instaurant une musicalité répétitive, comme une transe allant crescendo. Les visages, d’abord camouflés, se dévoilent progressivement, donnant naissance à des personnages qui jamais ne se figent. Changeants, enfantins, inassignables à un genre précis, ils deviennent des chimères, des merveilles, des créatures fantastiques. Et tout cela avec si peu : du tissu, quelques expressions furtives, quelques sons, aucun mot.

La musique monte en intensité et nous entraîne vers une douce hystérie, une effusion de joie et de mouvement. Ce jeu rappelle l’insouciance enfantine, où le rapport à l’autre est spontané et dénué d’artifice. Peu à peu, nous basculons dans un rêve absurde et sensoriel où tout semble possible, autorisé, porteur d’un certain hédonisme.

Lia Rodrigues semble laisser le spectacle advenir organiquement, plutôt que de le structurer de manière rigide et d’y plaquer un discours préconçu. Une beauté singulière réside dans cette ambiguïté : observe-t-on des danseurs en train de prier, de jouer ou de travailler ? À chaque instant, cela pourrait être l’un des trois. Comme si l’artiste touchait ici à une forme d’essence de la corporéité humaine.

Le travail de Lia Rodrigues rappelle celui d’Hélio Oiticica et ses Parangolés, qui exploraient la relation entre danse et vêtement dans les favelas de Rio. C’est d’ailleurs dans ce même contexte que la chorégraphe a implanté sa compagnie dans les années 1990, une décennie après la mort d’Oiticica. Une forme d’héritage semble ainsi se tisser, prolongeant cette réflexion sur le corps, le textile et la représentation.