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Nominé au nouveau Rose International Dance Prize porté par le Sadler’s Wells à Londres, le chorégraphe portugais Marco Da Silva Ferreira est bien connu du public français, ayant notamment été artiste associé du CCN de Caen et présenté par la Biennale de Lyon, le Centquatre-Paris, la Maison de la Danse, le CND, le Festival d’Avignon et bien d’autres institutions.
Sa pièce sélectionnée “Carcaça”, est une création pour dix danseurs et deux musiciens : un percussionniste et un producteur de musique électronique, placés respectivement à cour et à jardin, entre le plateau et le premier rang. Cette dichotomie entre acoustique et digital se manifeste spatialement et souligne la tension qui soutient toute la pièce : entre mouvement ultra-contemporain et danse traditionnelle, entre propagation globalisée du mouvement et héritage local, voire familial.
On aime rappeler le parcours atypique du chorégraphe, né en 1986 à Santa Maria da Feira, qui a d’abord évolué dans la natation de haut niveau avant d’obtenir un diplôme en physiothérapie. Deux aspects en ressortent : d’un côté, la dimension sportive, avec tout ce qu’elle implique de performance, de dépassement de soi, d’amour de l’effort – et cela se ressent dans son corps en mouvement, débordant d’une énergie considérable qui cherche à s’accomplir, à s’employer. De l’autre, un rapport au corps ancré dans le soin, la réparation, la rééducation et l’éducation.
Sa signature chorégraphique se distingue par une intensité physique constante, une technicité remarquable et une énergie tenue qui ne retombe jamais, avec une jouissance du geste et une recherche de dépense physique à des fins de transe cathartique, rappelant à la fois l’exaltation des raves et les danses traditionnelles – deux ressources fondamentales dans son travail. L’artiste parle souvent de ses pièces comme de tentatives d’exploration du vivre-ensemble. Danser en groupe et observer un groupe dansant devient alors un exercice social, un entraînement, une expérimentation et une forme de soin, à la fois individuel et collectif.
Dans « Carcaca », Marco danse lui-même, ce qu’il est intéressant de questionner pour comprendre les enjeux de la pièce : comment penser la danse et le mouvement comme un exercice intellectuel de compréhension de la collectivité si l’on s’extrait soi-même du processus ? Comment explorer l’être ensemble si l’on s’en retire d’emblée ? Il conçoit le mouvement comme une forme fondamentale de cognition, une réflexion incarnée, à l’instar des penseurs comme Maxine Sheets-Johnstone ou Alva Noë. Sa compagnie s’appelle d’ailleurs Pensamento Avulso (« Pensée éparse »), preuve que cette question de la pensée est au cœur de son travail. Une scène en particulier en témoigne : les danseurs, allongés en ligne, chacun tenant les pieds du suivant, descendent lentement vers le bord du plateau dans un mouvement actionné de manière parfaitement réparti sur l’ensemble de la troupe, évoquant presque une structure d’ADN dont chaque segment porte sa fonction indispensable au tout.
L’artiste ne s’est pas formé selon un parcours conventionnel, avec un passage par le ballet ou la danse contemporaine menant à une professionnalisation directe. On aime rappeler qu’il a participé à l’émission de téléréalité « So You Think You Can Dance », une ligne de CV peu commune dans le milieu de la création contemporaine. Loin d’un rejet du mainstream, Marco Da Silva Ferreira explore et s’est d’abord approprié les circuits post-télévisuels et post-Internet de diffusion et de mémétique du mouvement. Il est ainsi reconnu pour son approche fusionnelle, mêlant danses urbaines, ballet et culture clubbing. “Carcaça” agrège des éléments de jumpstyle, popularisés sur les plateaux contemporains par (La) Horde, qui ont en commun avec les danses traditionnelles portugaises la verticalité et la répétition obsessionnelle. Il s’inscrit là dans une tendance : la multiplication des grands noms de la scène absorbant ces formes dites post-Internet. À mesure que le souvenir du monde pré-numérique s’efface, les pratiques deviennent de plus en plus hybrides, les identités chorégraphiques sont toujours plus chimériques.
C’est précisément cette question qui l’anime : comment forger une identité dans un contexte de globalisation extrême ? Une question qui touche le mouvement, mais qui dépasse largement le cadre chorégraphique puisqu’il est un enjeu politique majeur. Lui-même a amorcé ses recherches après avoir fait le constat d’avoir un chapelet d’influences mais ne connaître que de loin les danses folkloriques portugaises de ses origines, comme le corridinho de l’Algarve. Avec ses dernières créations, dont Carcaça, Terra Cobre et Folia (avec le Ballet de Lorraine, inspiré de compositions portugaises du XVe siècle), il s’est penché sur ces héritages, interrogeant les liens avec les danses urbaines et festives contemporaines.
Son travail regorge de trouvailles et sa densité stylistique réside dans des détails infimes. Par exemple, voir les danseurs secouer très vite le tapis de danse avant de se jeter dessus est un geste subtil, presque invisible, qui construit pourtant le sentiment que la troupe façonne elle-même son espace, construisant une identité de groupe en mouvement. C’est cette attention aux micro-détails qui fait d’une œuvre un véritable monde en soi, plutôt qu’un spectacle.
L’humour est aussi une composante essentielle chez Marco Da Silva Ferreira, qui cherche à sortir le corps dansant de ses habitudes. Un moment marquant de “Carcaça” en témoigne : l’ensemble du groupe forme une bouche immense, inspirée de la pièce “Pas moi” (1972) de Samuel Beckett, où l’unique personnage est simplement appelé Bouche. Cette bouche collective entonne un chant révolutionnaire du groupe activiste José Mário Branco : « Je suis une femme de la classe ouvrière ».
La question posée par l’artiste est essentielle à une époque où la question de l’identité oscille entre repli sur soi et globalisation grandissante. Il souligne que cette tension est d’autant plus prégnante au Portugal que les traditions folkloriques y ont longtemps été rejetées en raison de leur instrumentalisation sous la dictature. Il s’agit peut-être, pour lui, de se réapproprier ces folklores avant que d’autres ne le fassent à sa place – de leur rendre leur pouvoir assembleur, cathartique et inclusif, plutôt que de les voir devenir l’apanage d’un nationalisme isolateur et haineux.