© Christophe Raynaud de Lage

Les visions rudimentaires, subreptices, précairement magiques de Nathalie Béasse ont muté dans « Velvet » vers des scènes toujours aussi sublimes mais légèrement plus picturales, plus impressionnantes, plus techniques aussi — à l’image d’une femme immobile qui, comprimée dans son intérieur de vert velouteux, verse mille ans de larmes.

De fait, ses tableaux ont ici des contours un peu plus affirmés, et en eux les interprètes n’agissent plus comme ces créateur·rice·s impromptu·e·s d’autrefois, comme ces fantaisistes de passage, ces artisans naïf·ve·s et gracieux·ses qui foulaient « Aux éclats » ou « Le bruit des arbres qui tombent ». Ils·elles apparaissent désormais comme des êtres plus gauches et plus veules, susceptibles de ridicule, de jugement. Les acteur·rice·s de Béasse, auparavant tel·le·s qu’en eux·elles-mêmes, activateur·rice·s autonomes d’images surgissantes, semblent donc bouleversé·e·s dans leurs habitudes théâtrales. Alors qu’ils·elles présidaient la représentation, ils·elles semblent ici davantage regardé·e·s, épinglé·e·s, encadré·e·s. Sans être privé·e·s de cette authenticité sublimée qui n’appartient qu’à Béasse, ils·elles se mettent à désigner d’autres qu’eux·elles-mêmes, à symboliser une humanité plus vaste — celle catastrophée, tout aussi innocente que responsable, tout aussi majestueuse que déchue ; celle promise à s’enfoncer dans les plis délavés du monde.

Aussi Béasse condamne-t-elle délicatement le vivant légendaire de ses interprètes et lègue-t-elle radicalement cette vitalité scénique aux forces invisibles qui soulèvent le plateau. Le vent est en tête, comme toujours chez elle, et s’impose au départ derrière le lourd velours pâle comme le personnage principal. Tandis que celles et ceux qui allaient contre le vent ont ici des visages plus postichés et des corps plus engoncés,  moins aérés, souvent emmitouflés dans ce velours que Walter Benjamin voyait comme l’allégorie même de la vanité humaine. Ce tissu, dont les doigts modifient les ombres, a effectivement quelque chose d’une peau persistante qui incarnerait selon Benjamin le rêve matérialiste d’une trace éternelle de l’humanité. Sauf que chez Béasse, les velours sont ironiquement plus grands et plus épais que les hommes – ils en viennent significativement à masque leurs visages – appartenant davantage au cosmos qu’aux petites manigances digitales. Dans « Velvet », Nathalie Béasse parvient alors à être autant dans la mélancolie que dans le renouveau dynamique de sa propre esthétique. Metteuse en scène du vivant depuis toujours, adepte de formes déjà peu anthropocentriques, elle affirme ici un art théâtral encore moins humain, plus cosmogonique et plus allégorique qu’à son habitude, mais toujours aussi irréductible à lui-même.