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Le public entre sur un plateau scindé par une découpe de lumière formant un écran de fumée, puis les projecteurs s’élèvent vers le plafond, révélant la grille du Queen Elizabeth Hall du Southbank Centre de Londres. Dans ce simple glissement tient déjà un symbole de la chorégraphe britannique Holly Blakey, dans un dangereux équilibre sur la ligne de crête entre commercial et expérimental, entre divertissement et radicalité.

C’est une position assumée, nourrie avec soin, qui fait d’elle une figure à la fois clivante et fascinante. Blakey aime rappeler qu’elle s’est construite en marge des circuits institutionnels, après avoir essuyé plusieurs refus des grandes écoles. Recalée à la porte, la jeune femme du Yorkshire entre par les fenêtres. Son style hyper-énergétique, sexy et radicalement cool attire vite l’attention des grandes industries de la mode et de la musique. Elle peut se targuer de collaborations avec Florence + The Machine, Rosalía, Coldplay et Harry Styles, ainsi qu’avec des maisons de mode telles que Gucci, Dior, Burberry et Vivienne Westwood. Pourtant, malgré cette trajectoire dans l’univers pop et commercial, son travail s’impose aussi sur les grandes scènes internationales de la danse contemporaine.

Au centre du plateau, un homme en cagoule rose tricotée, habillé d’un vêtement entre le cache-sexe et la couche, ouvre le spectacle la bouche grande ouverte, gémissant des sons mélancoliques. Les performeurs entrent peu à peu, affublés de costumes d’époque mêlés à des pièces tout droit sortis des écoles d’art et des mood boards de la Gen Z. Il y a là une contradiction, la même que l’on aime à reprocher à Vivienne Westwood, entre flirt esthétique punk et soumission aux codes du marché, dépouillée de radicalité politique.

L’humour est omniprésent dans son approche chorégraphique, ce qui traduit une distance bienvenue et, dans son cas, salutaire. Les mouvements explosifs et ludiques peuvent naître d’un éternuement ou d’un spasme incontrôlé — la danse est libre, anarchique. On pense évidemment à Michael Clark : pour l’audace et ce qu’il y a de sexuel dans chaque détail. Le collant déchiré d’une danseuse au niveau des fesses semble d’ailleurs un clin d’œil au maître. Mais là où Clark enfonçait les portes du ballet classique, Blakey fait entrer ce qu’on appelle la social dance sur les plateaux contemporains.

Tout ici relève de la bouffonnerie, au sens noble du terme. Une danseuse reste longtemps la tête dans les rideaux à jardin, les jambes grandes ouvertes vers le public. Une autre crache dans une robe avant de l’enfiler. Une autre encore se met à quatre pattes en bord de scène, visage collé au sol, chantant dans un micro invisible — sa voix pourtant recouverte par la musique. Elle amorce des gestes, des idées, sans jamais les laisser s’installer pleinement. Ce qu’on attend, Blakey l’évite. Ce qui prend forme est aussitôt brisé. Son style se loge dans cette forme d’insatisfaction permanente, aussi chaotique que le monde.

Ce spectacle, extrait d’une œuvre plus longue, prend des allures de fresque historique, de tableau vivant où la chorégraphe et ses danseurs semblent réinventer des mythologies, déconstruire l’histoire pour en inventer une autre, résolument contemporaine. Elle fabrique d’autres rois et reines, d’autres cerfs, des rapports de pouvoir renversé. Plusieurs danseurs entrent avec d’immenses mains en tissu, comme si leurs corps s’augmentaient d’un grotesque devenu sublime. Une nouvelle forme de beauté née de la monstruosité.

La scène se divise souvent en plusieurs strates, à la manière d’un tableau de Bosch. Tandis qu’un duo s’étreint, ailleurs règne une cour de récré absurde : des jeux surgissent, apparemment régis par des règles mystérieuses, connues des seuls interprètes. Blakey crée un théâtre d’images saturées, d’atmosphères hétérogènes, de tensions jamais résolues. Elle ouvre des possibles sans jamais les conclure. Et il y a dans cette liberté de ne pas figer, de ne jamais trancher, une exaltation profonde. La puissance de l’oubli. Elle capte quelque chose de notre époque avec une justesse troublante.