© Jean-Louis Fernandez

Recréation française un peu infondée de « Beyond Caring » qui fit émerger Alexander Zeldin en Angleterre il y a une dizaine d’années, « Prendre soin » a le mérite de mettre en valeur le chemin artistique qu’il a depuis parcouru. 

En effet, le spectacle nous apparaît maintenant comme une ébauche didactique et encore peu vivante du naturalisme plus réel qu’il a développé plus tard. Aux dépends de Zeldin, cette pièce sur l’aliénation liée à une tâche mécaniste (ici du ménage dans une grande usine de boucherie) souffre d’avoir été précédée en France ces dernières décennies par bien d’autres œuvres sur le travail très similaires, aussi bien au cinéma qu’en littérature (notamment aux éditions de minuit). Hors de son contexte britannique – où elle fut sûrement audacieuse politiquement, et où elle surprit vraisemblablement en 2014 le réalisme cru du théâtre anglais par sa douceur et son discret humour kenloachien – la pièce paraît désormais assez courte et assez fléchée. 

D’abord dans sa dénonciation post-chaplinienne et brechtienne des grosses machines dégoulinant d’une viande qui dévore celle des nettoyeur.se.s. Car même si l’image finale – montrant cet angoissant bestiaire technique qui engoule le plateau – frappe par sa puissance horrifique, nous nous demandons au fond pourquoi ces monstres ne sont pas là dès le départ pour donner des appuis plus tangibles et une politique réaliste plus radicale à un drame choral qui flotte assez longtemps – et dont la décontexualisation apporte un suspense inutile. Et surtout pourquoi ces machines sont alors employées comme apogée spectaculaire, de plus un peu esthétisées par des plafonniers clignotants, alors qu’elles sont censées être les coordonnées marxistes et dépoétisées de la représentation.

Dans son entretien, Alexander Zeldin rappelle que sa nécessité d’artiste provenait en 2014 d’un désir de retrouver une vie radicale dans un art théâtral alors peu vivant. Mais cette pièce de jeunesse montre que cette radicalité a depuis été rattrapée par d’autres expérimentations réalistes. Des théâtralités (songeons aux documentaires performatifs de Simon Roth, Patricia Allio ou encore Emilie Rousset) dans lesquelles le réel bruisse bien plus intensément que dans cette forme qui semble encore très conditionnée par son origine textuelle — et où tout semble être davantage dit que vécu. Notamment les échappées de ces précaires aliénés — ces respirations que le philosophe Jacques Rancière appellerait repartage du sensible – vers une très provisoire désaliénation. Des toutes petites émancipations (par la littérature, la danse, le sexe, où le simple désir de boire un “moka-choco“ à la pause) qui semblent tellement appuyées qu’elles didactisent et schématisent des personnages qu’elles voudraient complexifier et libérer.