Image: Jassy Earl

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La salle se remplit peu à peu, baignée d’une lumière rose et orangée qui caresse le parterre, enveloppant les spectateurs d’une douceur quasi cinématographique. Les notes suaves du Quiet Storm et du New Jack Swing des années 1980-90 sculptent l’atmosphère, imprégnant l’espace d’une sensualité feutrée. Avant même que le spectacle ne commence, le public est déjà conquis : il fredonne, claque des doigts, s’agite sur son siège. Même les agents de sécurité dansent. Une chaleur collective se propage.  

Projetés sur le mur de scène, des dessins esquissent une esthétique fragmentée, parmi lesquels une phrase: « What do you expect: an ape’s new suit? ». Peut-être une référence à « La Planète des singes » (1968), qui viendrait teinter d’une portée politique la jovialité manifeste du plateau. Cette tension souterraine complexifie l’apparente légèreté du décor : un espace nu, où trône, à cour, un canapé recouvert de plastique, accompagné d’une lampe et d’une plante. Un salon déserté, une intimité suspendue.  

Lorsque les danseurs d’A.I.M, la compagnie qui porte notamment le travail du chorégraphe Kyle Abraham, natif de Pittsburgh, Pennsylvanie, font leur entrée, ils ne se contentent pas de performer : ils habitent l’espace, ils dialoguent, comme si le public était témoin d’une conversation saisie sur le vif. Leur danse n’est pas seulement mouvement, elle est témoignage. Abraham, dans une approche presque naturaliste, donne à voir une communauté : celle de ses parents, de son entourage, de ces figures des communautés noires américaines, longtemps absentes des scènes de la danse contemporaine. Leurs gestes s’ancrent dans le quotidien, qu’ils dansent ou échangent : une complicité fugace, un jeu, un moment de séduction, une dispute. « An Untitled Love » se fait archive vivante, un répertoire amoureux des gestes ordinaires, nous révélant l’étendue de leur grâce.  

Boulimique de formes de mouvement, Kyle Abraham puise dans un langage chorégraphique d’une grande richesse, où se mêlent ballet, danse postmoderne, social dance et hip-hop. Il célèbre la culture qui l’a façonné tout en magnifiant ces attitudes, ces inflexions du corps, souvent invisibilisées ou caricaturées, mais qui constituent un langage commun, une arme, un stigmate. Il compose une fresque où l’alternance entre scènes jouées et passages dansés convoque les codes du musical, rappelant par moments la vitalité des scènes latino-américaines de « West Side Story ». Mais ici, ce sont les Afro-Américains des années 1970-80, ceux de l’enfance du chorégraphe, dont l’artiste témoigne. Et, à l’instar du chef-d’œuvre de Bernstein et Robbins, l’explosion de joie se double d’une critique sociale en toile de fond.  

La chorégraphie épouse le R&B de D’Angelo, chaque mouvement devient un hommage à la sensualité et à la puissance du corps. Puis, entre deux éclats de rire, un danseur chute. Le silence s’installe. Une voix off brise l’insouciance :  « Je vis avec ma peur. C’est fou à quel point nous aimons ce pays, mais il ne nous aime pas en retour ». Ce pourrait être une citation de l’écrivain et journaliste Ta-Nehisi Coates, comme un écho amer qui donne au titre de la pièce une autre résonance.

Il ne faut pas s’attendre à une pièce formellement radicale : « An Untitled Love » est une œuvre simple et sincère. Nommée pour le nouveau Rose International Dance Prize lancé par le théâtre londonien Sadler’s Wells, cette création s’inscrit dans une reconnaissance grandissante de la danse comme un art à part entière. Ce prix, qui se veut l’équivalent du Turner Prize pour la danse, consacre des œuvres et des pratiques qui marquent leur époque.