Troisième solo de Julia Perazzini, « Dans ton intérieur » repoursuit et radicalise la ligne de crête inédite que l’artiste suisse est parvenue à trouver (depuis « Holes & Hills » et « Le Souper ») entre les codes usités du seul en scène carnavalesque et la radicalité d’une forme théâtrale mystérieuse et jamais refermée, à la poursuite inquiète et insatisfaite du réel.
Julia Perazzini prend le risque judicieux d’un solo au temps long, d’une forme qui ne digère pas l’enquête et l’exploration intérieure mais qui reparcourt ses tâtonnements, ses résidus, ses découvertes et ses butées dans une temporalité théâtrale dignement performative, qui organise une magnifique cognée, aussi épiphanique que définitivement abyssale, contre la vérité d’un être. La vérité d’un grand-père jamais connu, obstinément et irrationnellement recherché par Julia. Et ce d’abord dans une suite de patients entretiens reenactés avec un artisanat volontairement caduc. S’impose alors le vieux jeu des voix contrefaites et des perruques synthétiques que Julia Perazzini conduit à une telle pureté et une telle virtuosité qu’il ne s’ironise jamais complètement. La grammaire des imitations épouse le masque linguistique, les « mots sans réel » (comme l’écrivait Laure Murat) des paroles recueillies — celle des proches ou des professionnel·le·s des pompes funèbres, qui ne disent jamais le grand-père mais sans cesse le diffèrent.
Et lorsque le réel perce au milieu du processus dans toute son indicible violence, c’est par l’étincelle presque accidentelle d’un message téléphonique dont la concision révélatrice tranche ironiquement avec le labeur des conversations précédentes. C’est par ses signes précipités que le plateau se creuse. D’espace de reconstitution condamné à avouer que la profondeur est ailleurs — et ce par l’entremise d’une myriade de sacs à main qui disposent autant de petites cavités inexplorables sur le sol blanc immaculé – le plateau sera désormais un puissant espace de visions. Cependant, jamais l’image toxique du personnage redouté n’y apparaitra durablement. Car « Dans ton intérieur » a l’immense intelligence de refuser toute acmé dramaturgique, tout surgissement spectaculaire et paroxystique du vrai. Le jeu des masques sera sans cesse relancé alors que la recherche paraissait satisfaite ; il se poursuivra même par-delà la représentation comme le suggère la marche finale, sans terme, d’un certain médium. Car là est le vertige de la performance autofictive, celle qui ne se contente pas de témoigner mais de théâtraliser l’intime : lorsque le réel est enfin effleuré par l’acte théâtral, celui-ci gagne autant de contours édifiants que de secrets confondants, et la transparition d’une figure se confond avec le triomphe de l’infigurable.