© Marikel Lahana

Ce qui ne cesse de surprendre chez Rébecca Chaillon, c’est la puissance performative de son geste théâtral. Aussi commune puisse paraître cette idée, il en faut, tout de même, de la maîtrise pour (com)poser de tels actes, de telles paroles, de tels tableaux scéniques. Pour faire éclater un monde et en coloriser un autre, qui s’impose. En renversant tout.

Avec « Plutôt vomir que faillir », ce motif du versement est d’autant plus palpable qu’il s’agit ici de verser, recracher ce qu’on a trop ingurgité – les normes qui assignent – ou ce qui est resté coincé – les indicibles. C’est l’adolescence, la sienne au pluriel, que la metteuse en scène donne à voir et à entendre, par les corps et les voix de quatre jeunes comédien.ne.s qu’on dirait alimenté.e.s directement par son énergie. Cette période où, dit-elle, « elle aurait voulu mettre des mots et des images à la hauteur de (s)es émotions ». Ce manque trouve alors à se combler par son écriture poétique qui fait claquer les mots pour mieux les clouer, et son esthétique, reconnaissable, du boursouflé, de la démesure, du grotesque, servant ici, entre autres, à la matérialisation d’une cantine de collège. Une esthétique qui trouverait là une justification supplémentaire, en ce qu’elle rappellerait qu’à l’adolescence, les émotions, les bouleversements, surtout non exprimés, sont hyperboliques, excessivement éprouvés.

Ici, une dynamique de « déversement-renversement » semble à l’œuvre, conférant une solidité et une force indéniables à l’ensemble. D’abord, il faut que ça sorte, littéralement. Un ballet plastique jouissif saute alors à la figure, où ça gicle (à coups de ketchup et autres), ça dégouline, ça pleut (des petits pois). Le temps du self est explosif, tout en cris projetés, plateaux entrechoqués, nourriture jetée à la louche dans les assiettes. Puis, une inflexion s’opère, en même temps que la dramaturgie s’organise en diffraction de quatre récits singuliers (quoique à la structure parfois un peu redondante). Toute cette « dégueulade » se fait alors à dominante plus symbolique – sans se départir, certes, de quelques (re)jets occasionnels de fluides. S’expulsent, surtout par les mots, les empêchements identitaires et physiques de toutes sortes, dus aux diktats corsetant les corps, les désirs et les inclinations. La tension, voire la violence sont dégonflées par le recours salvateur à l’humour et au virtuel, marqueur d’une époque. Précisément, ce déversement-là est rendu possible par l’élévation, le renversement de l’assiette démesurée, qui trônait initialement au centre de la scène, transformée alors en écran sur lequel projeter, imager son récit, se fictionnaliser quelque peu, et s’émanciper.

Alors que les tripes (au sens propre et figuré) se déversent, sourd un autre renversement, en creux, qui trouve sa matérialisation dans les derniers instants. Par un jeu de superposition, les visages des comédien.ne.s, plongés dans la cuvette des toilettes au plateau, apparaissent en gros plan sur l’assiette-écran, la débordant presque. Cette scène fonctionnerait en contrepoint positif de la première, qui voyait les quatre ados pataugeant, noyé.e.s, minuscules, au cœur de l’assiette. Cette inversion d’échelle de grandeur achèverait ainsi la neutralisation, le renversement de l’initial pouvoir absolu du contenant par la puissance – dans une double acception, la force « sur », mais aussi, la force « en soi », tendue vers l’acte – de son contenu.  Se révèlerait là une certaine dimension méta dans le traitement dramaturgique de ce signe qu’est l’assiette, d’abord écrin engloutissant puis écran finalement débordé. On y verrait l’image en action du geste de Rébecca Chaillon : s’emparer de ce qui contient, restreint, enserre, le soulever, le renverser, et l’annihiler.