Un homme s’est endormi

La Suite

(c) Ilanit Illouz

(c) Ilanit Illouz

L’homme s’appelle Jean-Eudes, si l’on en croit la jeune femme qui l’a interpellé juste avant qu’il ne s’asseye. Lorsque la lumière s’éteint dans la grande salle de l’auditorium de Beaubourg, il ferme les yeux un instant, comme par une réponse automatique de son corps à l’obscurité.

Bientôt, un chef d’orchestre conduit les paroles atonales d’hommes-instruments. Lorenzo, le danseur italien, s’ébroue. Jean-Eudes suit les mouvements décousus avec gourmandise. Il se dit peut-être, en voyant ces hommes-chevaux qui gesticulent autour de la scène, qu’il y a là un peu du grand équidé de gloire hugolien, celui des « Chansons des rues et des bois », au flanc ruisselant d’étincelles, celui que l’on saisit par la bride, que l’on tire, « Ayant dans les sourcils la ride / De cet effort vertigineux ».

Il rit de bon cœur quand il entend le mot « protragroniste ». L’incongruité le touche. Il aime ce qui se construit et ce qui se déconstruit, dans le langage ou ailleurs. Lorsque survient la récitation fast forward par Thomasset lui-même, Jean-Eudes pense à l’accélérateur de particules du Cern et pas du tout, à son grand désarroi, à la suave gravité des monologues de Brando chez Mankiewicz. Pourtant, ses oreilles boivent les paroles comme du petit-lait de messe.

Mais c’est au moment de la séquence mémorielle, celle de la colonie de vacances, que Jean-Eudes se morcelle. Sa paupière se dilate, d’où jaillit un sillon humide. « Ne me laissez pas ! » se revoit-il hurler à ses parents dans un courrier taché de larmes. Il a huit ans. De l’autre côté, il n’y a que l’indifférence replète d’une petite bourgeoisie aux tempes grisonnantes. Ce vide, maintenant convoqué sur scène, renforce ce qu’il savait déjà : l’œuvre de Vincent Thomasset est la représentation définitivement provisoire et provisoirement définitive de quelque chose.

Place 26, indifférent au drame qui secoue les entrailles de Jean-Eudes, un homme s’est endormi.