L’amour du cygne

Les Idiots

(c) Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

(c) Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Autant prévenir : je n’ai pas vu le film de Lars von Trier adapté par Serebrennikov. Et, s’il faut être franc, je me contrefous du film de Lars von Trier comme de l’an quarante. La proposition des « Idiots », on la connaît sans lui : la quête de l’idiot intérieur, qui est celle de l’innocence.

Dans une succession de séquences cinématographiques exubérantes, les vrais faux idiots n’épargnent rien au public : les selfies vulgaires, la litanie de Saint-Saëns au clavier Bontempi, le cuir sadomaso, l’ingestion de cendres humaines et les sexes qui prennent le mistral dans le cloître Saint-Joseph. Ça sent l’envie de cracher les matières mortes entassées dans les poumons et les estomacs.

Les exégètes professionnels de la subversion hurleront au déjà-vu et au simulacre. Je les invite à aller s’expatrier dans la Russie de Poutine. Peut-être comprendront-ils ce que signifient vraiment les simagrées d’une jeunesse en déroute, livrée à la Charybde du marché capitaliste ou à la Scylla des carcans sociaux slaves.

Car la proposition de Serebrennikov est d’abord celle d’une philosophie politique. Faire l’idiot, rappelle Deleuze, a toujours été l’une des fonctions du dialecticien. Faire l’idiot, c’est refuser le sérieux affecté de la bourgeoisie. Faire l’idiot ne peut être qu’une stratégie de prolos ou d’aristocrates. Alors, des princes Mychkine postmodernes, les héros de Serebrennikov ?…

Dans la tradition littéraire russe, l’idiot est souvent illuminé par une vérité immédiate et céleste, insaisissable par les hommes sensés. Peut-on, par simulation, approcher cette pureté angélique ? Le finale et sa chorégraphie trisomique, portée par la merveilleuse Oksana Fandera, nous font retomber sur terre, convoquant des forces plus grandes que celles du théâtre. Ils laissent le spectateur pantelant, dans un mélange détonant de gêne et de grâce.