“Un changement dont l’occupation n’est que le prologue”

Je t'ai vu pour la première fois au théâtre de la Bastille

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Depuis le 11 avril, Tiago Rodrigues occupe le Théâtre de la Bastille. 68 jours, 3 spectacles et autant de tentatives qui se termineront le 12 juin, puisque le metteur en scène portugais se paye le luxe “d’inventer sa fin” avec “Je t’ai vu pour la première fois…”. Un luxe au revers aride pour le spectateur : celui des lendemains de solitude réservés à ceux qui restent.

Mais alors, qu’allons-nous faire, maintenant que l’espoir de cette occupation n’est plus ? L’espace d’un instant, pendant ces quelques jours, nous avions pourtant cru « qu’un autre monde était possible ».

Heureusement, cette dernière proposition, oubliable à plein d’égards, laisse sur nos palais le goût qui permet d’oublier et donne la force de continuer. Au milieu de l’élégant je-m’en-foutisme auquel le metteur en scène nous a habitué, plane certaines saveurs qu’il semble aujourd’hui être le seul à savoir si bien cuisiner. En premier lieu d’abord, celle de l’absurde. L’absurdité de la lutte contre l’oubli, contre la mort, contre la fin et contre tout ce qui nous empêche. Ainsi s’évertue une actrice à apprendre par cœur toutes les chansons que les passants de la rue de la Roquette ont dans la tête, pendant qu’une autre ne cesse de ressasser l’histoire qu’elle n’a pas eue ; celle qui aurait pu lui donner un fils. Enième tentative d’illustration du Saudade portugais ? Certainement pas. Injonction d’espérance fantastique, plutôt. Car “à force d’imaginer l’enfant qu’elle n’a jamais eu, elle (l’actrice) reçoit une lettre de lui”. Folie du Théâtre. De nos histoires oubliées. Leçon de vie.

Vient ensuite la force intrinsèque du texte, qui fait de cet artiste plus qu’un simple conteur d’histoires et l’inscrit parmi ceux qui aujourd’hui participent à un autre Théâtre. Après les bites qui volent, les fesses qui claquent et les seins qui ballottent, c’est un théâtre purement textuel à l’intelligence fondamentalement dramaturgique que Tiago Rodrigues propose ici. Entre métadiscours, présent, passé et avenir, cette histoire du futur de l’occupation que nous vivons aujourd’hui à La Bastille offre non seulement une possibilité de réfléchir sur l’imbrication du présent du Théâtre avec celui de nos vies, mais nous permet aussi de ressortir regonflés par l’espérance acquise.

Regonflés, mais non plus comme de simples militants politiques. Comme les lucioles de Didi-Huberman, le spectateur sort espérant de ce flottement temporel. Présent/Passé/Futur, les temps s’entrechoquent et se brisent sur la digue de la certitude d’une possibilité par l’art et par l’empathie à l’égard de ce que nous vivons. Car oui, le déclinisme n’est que bêtise… Certains de nos combats et idéaux sont encore crédibles, semble-t-il nous dire ! Et pour preuve : l’occupation du Théâtre de La Bastille terminée, tout continue, puisque nous voila projetés en 2036, avec sur la scène cet acteur qui hurle à nos yeux humides “Y A-T-IL DE NOUVEAUX PROJETS ?”.