© Elisa Haberer / Opéra national de Paris

© Elisa Haberer / Opéra national de Paris

Quelle différence y a-t-il entre l’Égypte de Ramsès III – où se déroule l’intrigue d’Aïda –, l’Italie de Verdi des années 1870 et le climat de tensions politiques et sociales contemporain ? Apparemment, aucune.

Aïda, ce morceau de bravoure verdien, revient sur le théâtre de l’Opéra national de Paris, dans la même mise en scène qu’en 2013, dirigée par Olivier Py. L’ensemble est à la fois rutilant, éblouissant… et laisse pantois le spectateur. Trois ans plus tôt, déjà, le spectacle avait interpellé la critique. En revenant actuellement dans un contexte national de crise, l’œuvre se trouve teintée d’un étrange halo. Pas tout à fait neutre, pas exactement contestataire non plus, la mise en scène de cette Aïda est à la fois d’une prétention à la hauteur du projet initial de son auteur (1) et d’un parti-pris déconcertant.

Il est à signaler que, lors de la représentation du lundi 13 juin à laquelle votre humble servante assista, l’ensemble de la première partie (actes I et II) fut handicapée par un arrêt imprévu des machines. De fait, la puissance du décor (Pierre-André Weitz) ne put être véritablement appréhendée qu’après l’entracte, lorsque que les problèmes techniques furent réparés. C’est à la lumière des deux derniers actes que l’on peut enfin juger de l’esthétique imposante, lourde et pourtant fluide de la mise en scène. Le bâtiment central se déploie d’une manière organique sous sa surface dorée, à la fois reflet méta-théâtral des machineries opératiques, et questionnement sur le pouvoir ; celui magnifié et mythique de l’Égypte antique, ainsi que celui plus inquiétant des États modernes.

Si l’on peut apprécier une disposition très intelligente des chanteurs, danseurs et musiciens sur le décor et le plateau, certains choix posent vraiment problème. L’intervention répétée du couple de danseurs (avec tutu classique, s’il-vous-plaît) n’apporte pas grand chose – pour ne pas dire rien du tout. Les effets pyrotechniques sont inégaux : gentiment spectaculaire pour la croix, quelque peu inutile pour la maquette. Indéniablement, la pompe a ses avantages et même ses moments de grâce – on pensera à la scène finale où le sol se soulève littéralement pour dessiner l’espace du tombeau des amants – et ses grossièretés. La lecture d’Olivier Py brouille la frontière entre le drame national et politique qui se joue dans Aïda et l’intrigue amoureuse, consubstantielle au genre lyrique en général. Cela relève, en soi, d’une grande intelligence. Et pourtant, on ne se départit jamais de l’idée qu’une certaine subtilité du livret échappe au metteur en scène presque malgré lui – terrible et diffuse impression.

Musicalement parlant, un véritable régal, mais un rôle-titre moins convaincant

Daniel Oren conduit l’orchestre avec vigueur et subtilité. La cohérence de ses choix musicaux se retrouve dans la direction des chanteurs – solistes comme choristes. Les passages avec chœurs sont délicieux, justes dans leur volonté expressive. Quant à la distribution des premiers rôles, c’est ici un défilé de timbres époustouflants. Anita Rachvelishvili (Amnéris, rivale d’Aïda) et Alesksandrs Antonenko (Radamès, amant d’Aïda) soutiennent leurs rôles avec passion et bouleversent littéralement l’auditeur-trice. La puissance vocale et physique de la mezzo-soprano et du ténor rayonne sur scène. George Gagnidze (Amonasro, père d’Aïda) est également très convaincant dans ce rôle assez difficile.

Et pourtant, le rôle-titre ne réussit pas à nous arracher les mêmes soupirs. Sondra Radvanovsky (Aïda) manque à transporter le public dans les affres du destin de son personnage mythique. Malgré tout, la soprane réussit ponctuellement à émouvoir, notamment lors de l’acte III, confrontée à son père intransigeant et à son amant tout aussi torturé qu’elle (2). Mais sa superbe maîtrise vocale dans l’aigu – notamment des filets piano et pianissimo, parfaitement clairs et soyeux – tranche avec un vibrato dans le médium un peu plus dérangeant. Le grand air du début, « Ritorna vincitor !… » (« Reviens victorieux !… ») ne convainc pas tout à fait le-a spectateur-trice du terrible dilemme moral dans lequel baigne Aïda ; rôle qui aurait alors gagné à être plus travaillé d’un point de vue scénique. De fait, Anita Rachvelishvili passe alors au premier plan durant l’acte IV de manière significative et légitime, sacrant l’importance politique et morale du personnage dans l’économie de l’œuvre.

(1) L’œuvre est une commande provenant du Khédive d’Égypte (Ismaïl Pacha), à l’occasion de l’inauguration du canal de Suez ainsi que du nouvel Opéra du Caire (1869).

(2) Notamment l’air « Qui Radamès verrà !… » (« Radamès va venir ici !… »), ou encore le duo avec Radamès « Fuggiam gli ardori inospiti… » (« Fuyons la chaleur accablante… »).