La photographie que vous ne verrez jamais

Clap your hands

(c) Matjaz Tancic

(c) Matjaz Tancic

Une femme, un sourire mécanique plaqué sur le visage, prend la pose dans un parc. Elle s’agrippe à un arbre, un peu gauche, comme pour se donner une contenance. Elle ne fixe pas l’objectif mais semble apercevoir quelque chose de curieux, juste au-dessus de la tête du photographe. Son regard est beau, un peu flou, énigmatique. Cette photographie, initialement exposée au sein du « Cosmos Arles Books », le satellite des Rencontres d’Arles, vous ne la verrez malheureusement jamais.

Elle faisait partie de « Clap your hands », l’installation vidéo interactive de Thomas Sauvin, un collectionneur qui a méthodiquement sauvé de la destruction près de 800 000 négatifs, en les rachetant à un recycleur, dans une décharge de Pékin. De cet incroyable sauvetage, Thomas Sauvin présente à Arles quelque 200 000 photographies d’amateurs, l’ensemble de sa récolte pour l’année 2011. Dans une petite salle plongée dans la pénombre, elles seront toutes projetées sur un écran, à la vitesse vertigineuse de huit photos par seconde. Épileptiques s’abstenir.

Pour les autres, Thomas Sauvin vous invite à la découverte d’une face méconnue de la culture chinoise, la culture vernaculaire, qui se dévoile dans ces photos anonymes, intimes, aux poses souvent convenues, faussement décontractées, à l’humour potache. Autant d’images, terriblement universelles – les clichés intimistes que l’on retrouve invariablement dans les albums de famille et que ponctuent voyages de tourisme, mariages, naissances, enterrements – mais en même temps terriblement chinoises.

Car ces clichés ont ceci de fascinants qu’ils portent témoignage de la société des années 2000 qui les a vus naître, une société qui s’ouvre au capitalisme, à la culture mondialisée : c’est ce que suggèrent ces clichés émouvants où les dames posent à côté du frigo, installé dans le salon, décoré d’un napperon et ceux, nombreux, qui mettent en scène toute la famille au McDonald’s, nouvellement implanté en Chine.

Présentées de manière aléatoire, les photos défilent à toute vitesse. Le regard s’y accroche, s’y perd, ça donne le tournis. Quelques instants au moins, on aimerait détourner les yeux du flux ininterrompu, mais ils sont encore et toujours attirés par l’écran. Instinctivement, le spectateur guette « la » photographie, le cliché inoubliable.

Aspiré par le spectacle entêtant des images insaisissables, on en oublierait presque que l’installation est interactive : le spectateur peut à tout moment interrompre ce flux stroboscopique en tapant dans les mains. L’image se fige alors, un court instant, quatre très courtes secondes pour admirer un cliché qui disparaîtra ensuite à tout jamais de l’installation. C’est le deal.

On s’y met timidement, vaguement inquiet de ce pouvoir destructeur, mais on se retrouve vite – à la manière des enfants présents ce soir-là, qui en hurlaient de plaisir – à faire claquer ses paumes un peu plus souvent qu’on ne l’aurait imaginé. Autant pour admirer que pour détruire. Voir quelque chose d’inédit, un cliché sauvé de la destruction par la grâce d’un collectionneur génial, rendu au néant par son spectateur shooté à l’image et à l’adrénaline.