Shooter n’est pas tuer

Ethan Levitas/Garry Winogrand

DR

DR

Entre les photos de la commémoration du 11-Septembre à Ground Zero et celle du sniper de « Public Enemies », ça commençait pourtant mal. Mais non.

Ethan Levitas, ancien étudiant en sciences politiques et nouvel ennemi des flics de New York, s’en est sorti avec un bras cassé. Enfin, c’est ce que suggère le titre de sa série « In Advance of a Broken Arm », où il commente avec humour les conséquences des clichés qu’il a pris de plusieurs policiers. Que peut la photographie ? Si la photo de Levitas peut casser (à défaut de coûter) un bras, elle peut plus généralement interroger les réactions du sujet face à l’objectif et réfléchir à l’impact de la photographie dans l’espace public. C’est l’enjeu majeur de cette exposition qui propose un chassé-croisé entre les deux grands street photographers que sont Winogrand et Levitas, avec New York pour principal terrain de jeu.

On ne présente plus Garry Winogrand, le digne héritier de Walker Evans, qui a laissé inédites 250 000 photographies à sa mort, en 1984. Ce qui frappe dans les tirages et les agrandissements de ses planches-contacts, c’est une esthétique de l’instant, avec ces silhouettes qui émergent de la foule, de la rue comme un décor. Des instants d’épiphanie urbaine. Parfois des tableaux, comme ces jeunes femmes qui nous fixent depuis le cadre d’un café, ou cette file de gens qui attendent et rappellent vaguement « Un enterrement à Ornans » – même si l’artiste, chantre de la spontanéité, s’en défend. « Quand je photographie, je ne vois pas des images, je vois des visages. » Et puis, surtout, des regards. Parfois hautains, souvent complices. On se sent bien avec ces gens, presque l’un d’eux, coincé comme eux dans une artère bouillonnante de New York ou une rue tranquille de Copenhague. À l’inverse, les images de Levitas glacent, mettent à distance le sujet photographié, à l’instar de ce flic, là, qui semble nous fusiller du regard.

Pas de mise en scène, et pourtant. Alors que Winogrand le prolifique mitraille les passants au petit bonheur la chance, Levitas construit ses séries selon des protocoles pensés à l’avance. L’un intègre en grand angle ses sujets au paysage, l’autre les isole par des cadrages serrés, verticaux. Là où Winogrand capte des surprises, des hasards, Levitas les provoque, jusqu’à se mettre en scène : si ce n’est dans un face-à-face musclé avec un agent, c’est en portant à bout de bras une chambre photographique qui vient obstruer le champ d’une caméra de surveillance. On ne s’étonnera pas que cette série des « Photographies en trois actes » soit accrochée en face des planches-contacts de Winogrand : tous deux font exister un autre possible. Révèlent ce qui peut ou aurait pu advenir. Ce faisant, Levitas interroge l’acte de voir. Et à ce petit jeu, il y a ceux qui voient, ceux qui ne voient que d’un œil, ceux qui ne voient pas du tout la caméra : les dos tournés et les aveugles. Mais pour tous les autres, shooter n’est pas tuer : au contraire, c’est faire apparaître des spectateurs et un espace qui n’existeraient pas sans le déclic et la visée du photographe.