© Catulle

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Yohann et Marianne incarnent le couple parfait. Parfaitement heureux, parfaitement conventionnels, parfaitement drôles. Alors qu’éclate devant eux le désespoir de leurs amis Peter et Katherine, Yohann et Marianne exultent : eux, au moins, « parlent la même langue ».

Pourtant, ce que peint Scènes de la vie conjugale, c’est justement cette « déchéance » du couple, déjà en germe sous l’apparence des politesses amoureuses. Le bonheur passif qu’ils se sont construit, comme une carapace, se délite : Yohann est un intellectuel égoïste doublé d’un inconstant frénétique ; Marianne, une femme excessive détruite par la « mauvaise conscience » qu’on lui a implantée dans le crâne depuis son enfance. Tous deux sont de parfaits enfants qui jouent à faire l’adulte. Ils se découvrent que progressivement l’un à l’autre et à eux-mêmes, en suivant les six tableaux de la pièce – résurgence du format initial de Bergman, la série télé, dont les références ne manquent pas dans la mise en scène.

En se questionnant sur ce qu’est l’amour, Bergman tisse entre elles de grandes problématiques existentielles, ramenées à la question du couple : qui sommes-nous, à travers qui et pour quoi vivons-nous, etc. Le remaniement du texte et la mise en scène par Nicolas Liautard est bouleversante dans son réalisme – parfois outrancier – et son naturel rythmique et de ton. Les deux acteurs principaux, Anne Cantineau (Marianne) et Fabrice Pierre (Yohann), jouent de leurs corps et de leurs voix à la perfection, faisant frissonner tous les niveaux de sens possibles du texte comme de leur jeu scénique. Incroyable, également, Sandy Boizard (Katherine) qui réussit à émouvoir sur scène et à travers l’écran télé de manière poignante, en un temps compact – compte-tenu de la durée de la pièce.

On se trouve ainsi lentement mais irrémédiablement transportés vers la crise et les multiples tentations de rédemption du couple qui s’entredéchire, avec un naturel et une sincérité désarmants. L’alchimie entre un texte d’une si grande complexité et le parti pris d’une mise en scène aussi crue est risquée. La ligne entre recherche d’une vérité et autopsie sordide de l’être – sentiment renforcé par l’espace bi-frontal même du Petit Théâtre de La Colline, qui présente le plateau dans une coupe transversale de nature quasi scientifique – est fine. On pourra se poser la question du bien fondé de la scène de sexe réaliste – dont la nudité fit rougir les petites vieilles du premier rang – vis-à-vis de celle du viol montré en vidéo, qui, en suggérant de manière esthétisée, gagne pourtant en puissance et justesse.

Le pari de réaliser ce tableau du genre humain à travers la figure du couple en près de quatre heures est gagné. Certes, on peut trouver à redire sur quelques éléments discutables – la scène d’amour déjà évoquée, le générique abruptement amené sous forme de vidéo avec des paons… De même, si le rythme de l’histoire est particulièrement bien maîtrisé, les quelques trente dernières minutes semblent parfois redondantes et on se surprend à entendre ce qu’on a déjà compris ou senti, soit par le corps, soit par le texte, au préalable.

Mais les acteurs transcendent ces détails de mise en scène et nous offrent un tableau existentiel bouleversant, à coups de bourbon, de remarques sexistes désamorcées, de déclarations sadomasochistes cruelles mais touchantes, etc. C’est une tranche de vie épaisse, qu’on savoure avec passion.