Warlikowski ou le triomphe de l’émotion

Il Trionfo del Tempo e del Disinganno

IL TRIONFO DEL TEMPO E DEL DISINGANNO, GEORG FRIEDRICH HAENDEL,(LE TRIOMPHE DU TEMPS ET DE LA DESILLUSION) Oratorio en deux parties, Direction musicale Emmanuelle Haim, Mise en scene Krzysztof Warlikowski, Decors et costumes Malgorzata Szczesniak, Dramaturge Christian Longchamp, Lumiere Felice Ross, Choregraphie Claude Bardouil, Video Denis Gueguin, Orchestre Le Concert dÕAstree, au theatre de l'archeveche du 1er au 14 juillet 2016. Avec : Sabine Devieilhe (Bellezza), Franco Fagioli (Piacere), Sara Mingardo (Disinganno), Michael Spyres (Tempo) (photo by Pascal Victor/ArtComArt)

(c) Pascal Victor/ArtComArt

Il fallait voir le public sortir du théâtre de l’Archevêché, ce samedi 2 juillet, les yeux rougis d’émotion, à l’issue d’« Il Trionfo del Tempo e del Disinganno », mis en scène par Krzystof Warlikowski. Pour cette première, le metteur en scène polonais a fait jouer l’émotion visuelle à son paroxysme. Certains s’en sont offusqués, comme toujours, vieux caciques d’opéra ; d’autres, au contraire, s’en sont émus. Dans cette allégorie haendélienne, parabole de la vacuité et de la fragilité de l’existence, le metteur en scène polonais convoque des images fortes, amplifiées par la vidéo. Comme celle de Sabine Devieilhe, si jeune mariée en robe et couronne blanche, vision absolue de la Beauté, qui meurt, peu à peu, dans un chant éthéré et sublime ; ses joues où coulent ses larmes de sang, ses veines tranchées, seule à une table de famille abandonnée par le temps, le plaisir et la désillusion.

C’est dans un théâtre miroir que nous plonge Warlikowski. Deux salles de cinéma scindent le plateau en deux espaces avec, au milieu, une cage de verre, où la jeunesse danse, trans-haendélienne, extasie musicale. Beauté pasolinienne d’un acteur-danseur qui tombe mort, nu au comble du plaisir. Péché de jeunesse. Le temps et la désillusion auront raison de la beauté et la jeunesse, nous dit le jeune Haendel de vingt-deux ans qui compose l’opéra. Vanité des vanités, tout est vanité, nous dit le metteur en scène. Comme celle de toutes ces femmes, figurantes, qui défilent : beauté abîmée, maquillage trop souligné, aux tenues chic mais dépassées, moches, laides, déglinguées par l’âge, et qui viennent s’asseoir en silence, dans ce qu’il reste de leur féminité, sur les sièges bleu-gris des salles de cinéma. Elles nous font face, nous le public, qui contemplons ces deux espaces, ces temps d’une vie, la jeunesse, la vieillesse et la mort. Esthétique du sublime et de la laideur. Warlikowski nous plonge dans un univers de contrastes.

La beauté n’est plus qu’un fantôme. Et c’est d’ailleurs un texte de Jacques Derrida sur les fantômes que le metteur en scène projette à la fin de la première partie. « Croyez-vous aux fantômes ? » demande au philosophe, avec une fraîche et touchante naïveté, Pascale Ogier. On se souvient que l’égérie de la nouvelle vague, fille de l’actrice fétiche de Duras Bull Ogier, s’est suicidée, trop jeune. Et c’est une photographie de Sarah Kane qui orne l’une des pages du programme de salle. Beauté, jeunesse fauchée, ou qui se fauche elle-même. Ne pas se voir périr. Warlikowski fait de la parabole d’Haendel un théâtre de l’émotion, de vérité. Tristesse presque schubertienne.

Point d’émotion sans musique. Car si le théâtre est si fort, il le doit aussi à la musique et à Emmanuelle Haïm, qui dirige Le Concert d’Astrée avec une infinie douceur mélancolique. Elle semble effleurer du bout des doigts les notes, les phrasés, les tempi. L’orchestre occupe à merveille l’espace sonore du théâtre. Consolation haendélienne. Et les chanteurs d’être aussi merveilleux que ne l’est la direction de la chef française. Le ténor Michael Spyres brille par sa vocalité et son aplomb dans le rôle du Tempo. La voix ténébreuse et ambrée de Sara Mingardo donne au Disinganno toute la profondeur de la vacuité de l’existence. Franco Fagioli, contre-ténor du Piacere, invite presque à la débauche vocale. Enfin, « La Devieilhe » incarne la beauté, musicale, théâtrale, vocale. Des nuances des plus fines aux aigus stratosphériques, Sabine Devieilhe est époustouflante dans la musique de Haendel qui demeure sublime, ad vitam aeternam