Marion Siéfert, archiviste de nos vies

Deux ou trois choses que je sais de vous

Un plateau vide, de la fumée dans la pénombre et un micro, pour accueillir la parole d’une silhouette énigmatique. Puis un écran, sur lequel sont projetés les photogrammes de nos vies, récupérés çà et là sur un Internet devenu la matière photosensible à la surface de laquelle chacun de nous dépose un bout de son être. Alors, une silhouette au mystère botticellien se défait des flots de la scène jusqu’à faire du public sa conque et à devenir l’archiviste de nos vies, à qui toutes ces photos sont inconsciemment adressées. Celle-là même dont nous rêvons tous l’espace d’un instant d’attirer l’attention, et dont la démarche rappelle à qui veut l’oublier ce qu’Armand Gatti, récemment disparu, ne cessait de répéter : « Le théâtre est un art dont le point de départ n’est pas l’expression du moi, mais l’écoute de l’autre. » À nous désormais d’assumer la belle tristesse de ses paroles, et de maintenir le regard sur cette toile peinte à l’encre de nos incapacités, car c’est bien la vie des autres que ce spectre raconte à chacun, mais c’est surtout de l’impossibilité du monde à vivre autrement qu’en se regardant le faire qu’il est question. Sans moralisme passéiste, car « de vous je ne sais rien », nous dit la voix. Simplement, une réalité vraie : la mise en images permanente de nos vies n’est rien d’autre que la preuve de l’incapacité de certains à oublier, et du désir d’autres de surveiller. Par cette démonstration, l’archiviste se révèle alors deux fois brechtienne. Une première fois quand elle fait inconsciemment de l’histoire cette « exigence générale de la pensée » (« Brecht, Marx et l’Histoire »), et une seconde quand, par le montage des images et l’apport de ses mots, elle ne se contente pas simplement de « rendre le réel », mais bien plutôt de problématiser ce dernier. C’est ambitieux, bien sûr, mais c’est avant tout intelligent et utile. Intelligent quand au fil de la représentation le dispositif, qui interroge la relation du visible avec l’invisible par l’absence visuelle d’une performeuse omniprésente à l’oreille, entre en résonance avec le texte et le propos général de cette pièce, qui consiste à souffler sur les cendres de l’oubli et du déni pour peu à peu rendre au réel sa substance et permettre à son invisible de récupérer sa brillance, quand bien même celle-ci brûlerait la rétine de nos yeux réfractaires. Enfin c’est utile, tant il est nécessaire de prendre conscience de l’impasse de l’image en tant que mode de vivre, tout comme il est urgent d’appréhender à nouveau le pouvoir des mots afin d’être en mesure d’envisager un futur désirable. Ce pouvoir des mots que l’archiviste partage manifestement avec la langue, quand elle fait d’eux à travers son texte ces soldats capables de « survivre au prochain naufrage du monde » dont parlait Walter Benjamin. Reste alors à propager cette parole, à l’écouter et à la regarder, car Marion Siéfert apparaît assurément avec ce spectacle comme une des metteuses en scène, auteures et performeuses les plus prometteuses et rassurantes du moment. Elle sera à la rentrée sur le plateau de la Loge, à Paris, du 19 au 22 septembre.