Nul doute que ce spectacle plaira, tant il donne simultanément au spectateur le plaisir sage de la perfection plastique et le frisson (relatif) de ce qui la met en danger : la figure androgyne de Chaignaud, qui interprète avec étrangeté trois figures espagnoles classiques, à la fois populaires, christiques, féminines, masculines, introduit en effet du trouble dans ce cabaret (trop) soigné, formellement très beau mais mortellement ennuyeux. Ce faisant, les consensuelles cases suivantes (satisfaction esthétique, minimum poétique, questionnement sur le genre, légitimité historico-théorique) sont cochées et devraient satisfaire autant la bonne conscience familiale que le festivalier en quête d’ambiguïté. Les évolutions transformistes du danseur, son masque blanc à la fois neutre et expressionniste, ont beau captiver l’œil par l’étrange élégance que ces tableaux dégagent, ces métamorphoses restent plates, car elles consistent davantage en des changements de costume (on passe du guerrier de bois à la gitane baroque option christ en échasses) qu’à la mue organique d’un personnage en un autre. On a du mal à voir autre chose qu’un défilé maîtrisé de figures inconnues, que l’on contemple à distance, entre lesquelles les seules continuités que l’on parvient à tisser sont l’origine commune – l’Espagne médiévale et baroque – et l’identité mouvante. Le dolorisme appuyé de Chaignaud manque tellement de nuances que rien ne singularise ces trois personnages, si bien qu’ils n’ont, malgré les couleurs feu et les mélodies chaudes de la viole de gambe et du bandonéon, que la froideur des archétypes. Les mouvements techniquement parfaits du danseur débordent rarement ce dernier, si bien qu’on ne voit pas danser les invisibles volumes qui l’entourent. La tension contenue du flamenco ne transmet plus qu’une sensation de mouvement étriqué qui, à force, essouffle la voix du danseur à qui, aussi brillant qu’il soit, on demande trop : être à la hauteur, au cœur du somptueux cloître des Célestins, des superbes mélodies arabo-andalouses et des platanes.
Beauté soporifique des jérémiades
Romances inciertos, un autre Orlando