Gat lave plus blanc que blanc

Story Water

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C’est une histoire qui commence peut-être avec Pierre Boulez, en 1988, lors de la première composition de « Dérive 2 ». Ou même en 1954, année du « Marteau sans maître », sans lequel « Dérive » ne dériverait pas. Ou plutôt, tiens : en 1941, au Stalag VIII-A de Görlitz, où Messiaen (né à Avignon !) composait son « Quatuor » séminal. En fait, non. Tout commence en 1934, par des vers de René Char, qui donneront leur nom à la pièce de Boulez, et qu’Emanuel Gat voudrait appliquer consciencieusement, dans une dérivation de la dérivation : « Tu as été créé pour des moments peu communs / Modifie-toi, disparais sans regret / Au gré de la rigueur suave. » « Story Water » commence parce que Gat tient à l’empowerment de ses danseurs. Il veut tester le micromanagement. Disparaître un peu. Alors c’est l’expression improvisée d’une technicité redoutable ; une prise de parole consécutive de chacun des dix danseurs, formant un ensemble, sur ce plateau blanc par instants drapé d’ombres, d’une beauté luminescente. Mais ce marteau chorégraphique n’est pas sans maître : l’espace de liberté offert aux interprètes est le tambour d’une machine vide. Le spectateur est lessivé à sec, rejeté à la contemplation d’horizons instables, de corps appliqués à faire ressentir les vibrations étouffantes et post-sérielles de Boulez (fragments recomposés et étirés jusqu’à la difformité de ce chef-d’œuvre du genre, vitalisé par l’Ensemble Modern de Francfort), puis de Rebecca Saunders (un « Fury II » qui transpire l’influence de Lachenmann), enfin de Gat lui-même, compositeur d’une macédoine folklorique sur laquelle il clôt intelligemment le spectacle, emportant l’adhésion – facile – du public. On dira volontiers de « Story Water » que c’est une proposition exigeante. Sur le plateau, elle l’est. Mais, de l’autre côté, les enjeux chorégraphiques sont aussi vains et vieillots qu’insolubles : perdu dans ce labyrinthe complexe de « Dérive 2 », on tente le lâcher prise. Lorsque des infobulles surgissent sur les murs du palais des Papes, énumérant les tragédies humanitaires de Gaza, on comprend que Gat n’a pas totalement « disparu sans regrets », et qu’il a pour projet un nettoyage des consciences (la sienne ? la nôtre ?). Si tu veux rire, offre ta soumission, disait encore René Char : malgré l’humour du final, Gat ne cherche pas à rire.