Ils sont venus, ils sont tous là

Mama

© Raynaud de Lage

Après « La vie est belle » et « The Last Supper », « Mama » vient clore la trilogie d’Ahmed El Attar sur la famille égyptienne. Pour ce troisième opus, le metteur en scène choisit d’interroger la responsabilité des mères dans la transmission des valeurs patriarcales, dont elles sont autant les vectrices que les victimes.

« Mama » se joue dans un salon où circulent tour à tour les protagonistes de la pièce, et dans ce royaume domestique, Mama règne, presque toute-puissante. Son ascendant passe par les mots, leur force d’humiliation, de culpabilisation, et leur pouvoir de répétition et d’intégration des schèmes de domination. C’est une famille aisée du Caire qu’Ahmed El Attar met en scène ici. Une famille où chacun vient s’en remettre à la Mama, tenue d’arbitrer les conflits larvés de la communauté en l’absence du père.

C’est elle qui lance les verdicts, tandis que l’homme, qui daigne apparaître par moments, peut se passer de l’exercice du pouvoir, puisqu’il règne en maître incontesté. C’est elle qui travaille à asseoir l’autorité des mâles, à ses propres dépens, à ceux de ses enfants. C’est elle qui participe à la transmission de sa propre oppression. La sujétion passe par les mots de tous les jours, les allusions et les imprécations larvées, contrôlant tour à tour fils et filles de la famille.

Ahmed El Attar réfléchit les conditions d’oppression de la femme égyptienne et suggère que les termes de cette domination seraient aussi incorporés et transmis par les femmes, responsables de l’éducation des hommes en devenir. La domesticité se fait un espace de contrôle et d’enfermement, où la femme construit elle-même le mépris dont elle est l’objet, transmettant l’héritage patriarcal par-delà la mort du père qui intervient au cours de la pièce.

La scénographie, épurée, construit un cadre autour du salon, séparé du reste du monde par des échafaudages grillagés ; un dispositif qui suggère un environnement fragile et destructible, néanmoins carcéral. Ce luxe de la claustration n’est pas le moindre paradoxe de cette domesticité égyptienne : les aliments y sont avalés de force, les compliments y sont aussi des reproches, et les marques d’affection, des attaches aliénantes… Les tableaux familiaux sont ponctués de passages chantés, qui viennent scander la pièce de parenthèses métaphoriques, dont on aurait aimé qu’elles se prolongent. Car les vraies questions sont parfois abordées succinctement dans cette mise en scène : et ces moments de suspension auraient pu être propices à une réflexion plus étirée.

Après les créations des Iraniens Amir Reza Koohestani et Gurshad Shaheman, ainsi que le magnifique concert de Souad Asla et des femmes de la Saoura, « Mama » ébranle et interroge la force du patriarcat dans les sociétés arabes, et l’impossibilité des fils et des filles de s’y construire en dehors des stéréotypes de genre. De ces différents spectacles, on retiendra le désir d’en finir avec les traditions aliénantes, et l’on entendra le cri sourd des hommes et des femmes par-delà les déterminismes. On retiendra, surtout, la présence de Menha El Batraoui, qui campe une Mama percluse de force et de faiblesse mêlées, à l’image de toute la communauté qu’elle incarne.