© Christophe Raynaud de Lage

Un homme gravement malade (Aragorn Boulanger), dont la damnation le guide contre vents et marées sur la barque de Charon, s’envole en saccades surnaturelles par delà la gravité : sans aucun doute, les images de « Wade in the Water » de la compagnie 14:20 – pionnière de la magie nouvelle – ébrèchent l’espace-temps jusqu’à couper le souffle du quidam euclidien.

La boîte noire « Wade in the water » découpe en effet les tissus du réel – là où préconscient et fantasmes sympathisent avec la maladie du protagoniste qui s’envenime. Les metteurs en scène Clément Debailleul et Raphaël Navarro agrègent pour ce faire réel, divagation et métaphore : toute scène est sentie à la lumière de ce repartage du sensible. Ainsi en est-il de l’homme aménageant sa pendaison : il tente de se suicider, pense à se suicider et symbolise à la fois son désespoir… Les doutes et atermoiements se réalisent au plateau tandis que le réel s’évapore en paraboles. Le son du glas vient dissoudre les lois de la science : la magie n’est subtilement déroulée qu’à son approche. Magie de l’espace quand le malade réchappe au sol pour valser dans les airs avec son environnement (lit, chaises, table) ; magie du temps lorsqu’il répète les mêmes gestes entrecoupés de noirs… Mais quels noirs ! Rarement une création lumière aura sublimé l’effet ringard : car ils sont une seconde trop courts pour que le danseur ait logiquement le temps de se replacer au même endroit. La magie se niche à T-1 : derrière cette seconde qui manque, des multivers de poésie. Nous parlions récemment de « Janet on the roof » de Pierre Pontvianne, qui bâtissait son monde dans l’intervalle entre les secondes ; la force de « Wade in the water », quant à elle, provient de leur sélection : celles qui manquent (le temps des noirs) vs celles qui dureront éternellement (l’espace de la gravité).

Mais quelle terrible erreur d’assaisonner ces folles images d’une pseudo-fiction à l’évidente médiocrité dramaturgique… Pourquoi la première partie s’efforce-t-elle de naviguer de poncifs en topoï narratifs ? Un couple aux sourires de statues et au bonheur naphtaliné que la maladie de l’homme a l’air timide de tourmenter, au coeur d’une ambiance à l’épure scénographique et lumineuse qui s’assure bien à tort de garder le spectateur à distance émotive. Résultat : les scènes capitales – l’annonce de la maladie par le médecin ou la colère mutique et au ralenti de l’homme – frisent presque le ridicule. Chaque adieu du protagoniste devient un aveu d’échec : à la femme, au père… Même au public : rien qui préexiste donc rien à détacher. D’autant plus frustrant que « Wade in the water » a l’audace d’un excellent spectacle ; mais la fiction, faute d’être enrichie ou supprimée, teinte de facilité l’ampleur poétique de la magie.