Wagner – Sellars – Viola remettent en face le désir et le mensonge. Si l’on veut bien entendre le désir comme cet “au-delà”, cette idée fixe qui barre le monde et le tient en capture. “Tristan et Isolde”, ça écrase et souvent c’est insondable comme tout ce qui est mystique. Parfois on lâche, puis une image ou un chant nous ramène et restaure, malgré les instants de perplexité que provoque la rencontre d’images et de sons dont l’harmonie nous dépasse, une intense idée de soi.

Alors Tristan et Isolde deviennent exactement “ce rapport d’au-delà et de voile qui est celui sur lequel on peut en quelque sorte s’imager, c’est-à-dire s’instaurer comme capture imaginaire, comme place du désir, cette relation à un au-delà qui est fondamental de toute instauration de la relation symbolique” (Lacan). Les écrans de Viola soulèvent le voile wagnérien et ouvre grand cet espace. Tristan et Isolde sont superbes en couple de légende, au cœur de toute l’attention. Ils vous appellent. Et ils se moquent de vous. Ils vous font oublier que leur amour est factice, fruit d’un sortilège qui devait les tuer et qui, par la ruse d’une servante, les a jetés l’un à l’autre. L’amour idéal et le paroxysme de la passion qu’incarnent ces amants qui se croient seuls au monde sont alors régulièrement dégradés. Jamais libres, pantins dont le destin se joue dans les mains des autres, Tristan et Isolde ne font pas envie. Avant, ils sont aveuglés par des gloires, des honneurs, des disgrâces. Leurs actes suivent le devoir et le jugement des autres. Après, ils sont aveugles au monde, ignorent le mal qu’ils font et ceux qui les aiment, finissent consumés d’une passion qui n’est qu’un leurre. Là-dessus, le diptyque de portraits « sous-marins » de Viola est une merveille. Il montre du doigt ce grand malentendu, suspendant les deux amants comme deux narcisses qui s’anéantissent dans les personnages qu’ils doivent incarner. Tristan et Isolde s’annihilent au moment-même où ils s’inventent. La potion balsamique qu’ils avalent apparaît à la fois comme un moment de baptême, où ils créent Tristan et Isolde comme pur fantasme d’amour, et à la fois comme un bain funéraire dans lequel ils meurent définitivement. Les tentations atonales de Wagner apparaissent alors comme une malice et une clef qui relance l’intrigue : la tonique des “voix wagnériennes” enveloppe ses propres contradictions. Le centre tonal Tristan-Isolde, note fondamentale de l’œuvre qui en dirige tous les développements, couve autre chose et dissimule, au centre de son organisation, un principe atonal qui sape l’idée-même de fondement. Avec, Wagner invalide son centre, pointe ailleurs. Car il y a bien un personnage qui éprouve un amour et une dévotion véritables, pour son maître et Isolde, et qui donnera sa vie, c’est Kurwenal. Et c’est là, dans l’ombre de Tristan et Isolde, dans ce sacrifice sans mémoire, en deça, que l’on trouve certainement la partition la plus émouvante, et la leçon essentielle, de la légende wagnérienne.