(c) Gregory Batardon

« Ma vie, je n’arrive pas à y croire ». Syndrome du metteur en scène pour lequel le théâtre est plus réel que sa propre vie, Platonov / Alexandre est mort, gisant à moitié immergé dans ce lac noir mélancolique. L’eau a envahi le salon et semble être le seul élément libre et en vie sur le plateau ; l’homme et les trois femmes entourant le cadavre étant coincés dans un état de sidération post-traumatique les empêchant de proférer la moindre parole. Néanmoins, ils pensent, ils se souviennent, ils décortiquent l’amour refusant d’admettre la réalité morte devant leurs yeux. Dans cette majestueuse scénographie, Alexandre Doublet invente une forme à priori antithétique, une fiction radiophonique cinématographique, une heure suspendue aux modulations sonores et aux ondulations lacustres. Mais quid des acteurs ? Tentant de se mouvoir au ralenti, leurs corps engourdis et en souffrance portent tout le poids du juste après, les lentes minutes qui suivent l’annonce, ce temps où personne ne semble avoir tout à fait réalisé l’inéluctable. Le ballet de leurs gestes et le flot de leurs pensées en voix off enveloppent la scène de regrets, de transports amoureux avortés, de blessures affectives dont les plaies suintent encore. Hypnotisé par cette atmosphère affiliée à Tchekhov – mais qui pourrait tout autant évoquer Lagarce ou Ernaux -, le public a l’espace pour s’autoriser une curieuse introspection en miroir, un aller/retour de dehors au dedans, un moment à soi et pourtant partagé. En flirtant ouvertement avec le cinéma, le metteur en scène propose un parti pris absolument théâtral et en explore méticuleusement les possibilités dramaturgiques. Et même si le nouvel Abraham, lui, restera sourd aux tentatives de résurrection, nous en sortons plus vivant, les sens en alerte, heureux d’assister à une prise de risque réussie, une dissociation corps / voix / images que chacun pourra réassembler à son seul désir.