La magie du recyclage

© Herman Sorgeloos

On vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Littéralement. Et il nous faut bien remercier les artistes de prendre la peine de retracer leurs cheminements créatifs, surtout quand ils restent ce faisant fidèles à leur grâce et à leur humour.

L’intro-rétrospective manigancée par Jérôme Bel à travers un montage vidéo de dix-huit extraits est une heureuse plongée dans ses œuvres passées. Ce n’est pas tant une peur de l’oubli, ou un excès de nostalgie, qui conduit le geste : on y voit surtout le créateur curieux et premier spectateur de lui-même. En inhumant ses propres travaux, depuis les années 1990, l’œil alerte du chorégraphe projette un nouveau circuit de sens. Ce dernier est moins politique qu’il n’y paraît ; il se trouve avant tout resserré sur une observation minutieuse des corps et des êtres. La malice de Jérôme Bel nous rappelle de ne pas céder à la tentation d’une interprétation idéologique. Les close-up et le sens du découpage rythmique déçoivent les pensées systématiques en nous ramenant incessamment au contact du présentiel, du corps en acte. Souvent décrit comme célébrant la diversité, Jérôme Bel inscrit cette réalité en lui-même en flirtant avec la démonstration rimbaldienne du « Je est un autre ».

Il existe une douceur indescriptible à voir un auteur manipuler ses premiers travaux, à la fois extensions de lui-même et altérités. Ces nœuds de réflexion font penser à la joie de Marina Abramovíc qui, dans « Walk Through Walls », exprimait son soulagement lorsque ses plus anciennes pièces trouvaient enfin de nouvelles occasions d’être jouées, comme une seconde naissance. Jérôme Bel s’amuse de ce joyeux recyclage (et son public – vieux ou neuf – aussi), tout en rendant un sincère hommage aux artistes de talent, professionnels comme amateurs, qui l’ont accompagné. Il nous rappelle ainsi avec beaucoup de simplicité et sans démagogie aucune que toute œuvre est le produit d’une cocréation incessante, synchronique et diachronique. Le chorégraphe est certes auteur, mais son geste embrasse une multiplicité d’êtres, projetant ainsi de nouvelles trajectoires, de nouveaux possibles, sans tomber dans les affres d’un discours surplombant. Il est à espérer que « Rétrospective » souffle sur l’esprit créatif de l’avant-garde comme sur les braises d’un foyer.