© Patrice Trigano

Un lit en fer blanc, un corps étendu. Et le décor fascinant de la salle du Roi. Surgit alors dans l’angle de la scène, dans un jet de lumière, la figure du Fou. L’hystérie d’Artaud, anéanti par les drogues et les arcs électriques, c’est celle d’un « corps anorganique » traversé par des forces trop grandes pour lui, c’est celle d’un être qui a pu éprouver la tentation d’être plus grand plus que lui. Artaud-Mômo, celui que Florence Loeb (incarnée ici par Nathalie Lucas) rencontre dans la galerie de son père, celui que ses amis invitent au Théâtre du Vieux Colombier, en 1947, après neuf années d’internement, pour une série de conférences et qui gardera un silence inquiétant, est déjà allé trop loin pour pouvoir revenir. Car l’artiste, selon Artaud, doit porter l’expérience – ce qu’il nomme la « Vie » – à ses limites en affectant tout « ce qui est d’une sorte de suspension de neutralisation » (Deleuze) ; le danger est que cette puissance, qui doit animer l’art, se fige et se transforme en pure représentation fétichiste. Le metteur en scène et le comédien qui veulent retrouver cette énergie hystérique et vitale qui fut celle d’un Artaud broyé, dans ses dernières années, par ses rêves d’Indiens Tarahumaras, ses projections scatologiques et ressentant le bruissement des foules révolutionnaires, courent le même risque.

L’excès de théâtralité ne vient jamais nourrir la folie sur un plateau. Les microphones, la « reverb », les projections kaléidoscopiques, la musique électronique, les stroboscopes électrisants, les traits soulignés par des couches de maquillage et les yeux roulants ne peuvent que figer la puissance du corps d’Artaud et le talent de l’acteur dans un fétichisme vain. La voix magnifique de William Mesguich et son visage émacié, dont la ressemblance avec Antonin Artaud, dans les dernières années, peut troubler, auraient suffi à animer ce cri poussé par le « corps invivable ». Tout nous ramène trop au théâtre, à la représentation du fétiche alors que la parole d’Artaud, tissée avec talent par Patrice Trigano, ne cesse de nous en éloigner.