Sa douleur entre ses paumes

Corps de pierre, corps de chair : sculpture et théâtre

“L’Emballage”, happening de Tadeusz Kantor, 1968, Rodolf Hortig

Si la sculpture convoite depuis l’Antiquité l’énergie charnelle, la scène regarde quant à elle du côté de la pierre : cette clé de voûte duparagone sert de fil conducteur à l’essai, court et copieux, que Monique Borie publie aux éditions Deuxième Époque. L’approche interdisciplinaire dont profite chaque angle d’attaque problématique (vivant et objet, sculpture et danse, théâtre et mort…) offre une vision globale et synthétique sur les relations que n’ont cessé d’entretenir les arts plastiques et dramatiques, sans jamais casser la singularité contextuelle et philosophique des points de vue. Monique Borie collecte autant la parole des penseurs de l’art (Hegel, Winckelmann, Didi-Huberman…) que celle des plasticiens (Rodin, Bourdelle, Schulz…) et des metteurs en scène (Craig, Kantor, Meyerhold…). Dans la « question de la matière », qui occupe le chapitre le plus passionnant de l’ouvrage, réside toute la tension conceptuelle d’un tel reportage, car c’est bien la matière en soi (force aléatoire, ambiguë et mystérieuse) qui induit autant de postures artistiques, philosophiques et métaphysiques, suivant qu’on souhaite, dans son incarnation corporelle, lui donner un nom et un langage. Au-delà de ces enjeux philosophiques et métaphysiques, le travail de Monique Borie répare certains oublis de la critique théâtrale contemporaine vis-à-vis de l’héritage moderniste, fustigeant d’entrée de jeu le constat d’une « crise des formes » et d’une « absence de lois » dans le théâtre actuel, et démontrant par là même que cette survivance dynamique des corps immobiles et hiératiques est cruciale pour appréhender une mystique de l’art toute contemporaine. Dommage que ses références ne soient pas du coup plus récentes, et que les corps de cire, de pierre et de chiffon que l’on rencontre encore chez des dramaturges contemporains (comme Bond, Handke ou Keene) ou dans un théâtre purement visuel ne viennent pas eux aussi contribuer à l’érudition de ce panoptique lapidaire.