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Depuis « Yvonne princesse de Bourgogne » et « La Dispute », un certain sens de l’humour visqueux irrigue le théâtre de Jacques Vincey, le metteur en scène abordant des comédies trop ambiguës pour être édifiantes et trop intemporelles pour supporter un processus d’actualisation naïf et timide. Avec « Le Marchand de Venise » il relève un défi plus exigent, que certains directeurs de théâtres privés et programmateurs universitaires ont récemment abandonné. En cette circonstance, l’écart analytique permis généralement par le rire shakespearien impose en effet une mise à distance supplémentaire, prenant en charge et à charge cette fois la comédie elle-même. L’adaptation que livre Vincey avec son fidèle dramaturge et traducteur Vanasay Khamphommala réussit très vite à nous convaincre d’une chose essentielle : « Le Marchand de Venise » n’est pas une charge antisémite mais une pièce sur l’antisémitisme, qui réverbère à sa périphérie de nombreuses formes de discrimination.

Si la cruauté de Shylock, condensée dans l’incarnation sobre et puissante que livre Vincey lui-même (patron de supermarché ici), se fonde sans conteste sur un essentialisme plutôt véreux, elle sert avant tout une dramaturgie très shakespearienne de l’entêtement tragique qui refroidit sa joyeuse mise en scène (bien que le décor remise ses entrecôtes congelées). Si le contrat criminel édifié par le personnage est impardonnable, son arrière-plan éthique façonne néanmoins un contrepoint dialectique irréconciliable. Réagissant à l’insulte antisémite désavouée par Antonio, ce texte nourrit effectivement la satire shakespearienne d’une société cosmétique s’empêtrant dans un système de signes, monétaires comme linguistiques, profondément vicié. L’imbroglio carnavalesque qui innerve alors la dernière partie du spectacle est un hymne à une duplicité positive, où les faux-semblants deviennent des fantoches réversibles et vulnérables. 

Sans jamais les évacuer, la mise en scène de Jacques Vincey dénerve intelligemment tous les points sensibles de la pièce en amenant Shakespeare dans d’autres distanciations que la sienne, du stand up racoleur d’un Lancelot trop fier de l’être à la télé-réalité façon Freak-show des prétendants pathétiques (menée par le doublage du très grand Thomas Gonzalez). Prendre le temps, dans la fureur gaudriolesque de la comédie, d’effacer une à une les lettres d’un « JUIF » marqué au fer rose est un geste fort, révélant à lui seul toute la finesse du travail de Vincey qui bâtit, de spectacle en spectacle, un vrai théâtre contemporain nourri sans en avoir l’air par le répertoire, et la résonance insoupçonnée d’une certaine tirade du nez.