Il fallait du courage pour prétendre tenir face à cette mise en scène par Peter Stein du texte de Botho Strauss “Grand et Petit”, tant la promesse d’être d’emblée déconcerté était palpable. En rediffusant cette longue représentation créée pour la première fois à Berlin en 1979, on peut s’interroger sur les intentions de la Schaubühne en temps de crise du Covid-19 et de confinement généralisés. Etait-ce là une proposition stochastique de soigner le mal par une exposition à l’excès aux déclinaisons connues de la solitude, aux enfermements que l’on s’inflige par obéissance, aux brouillages des rapports sociaux sur fond de malentendus ? Pari osé et gagné. “Grand et Petit” est une succession de tableaux comme un labyrinthe aux bifurcations infinies qui forme un ensemble fragmentaire : des fictions hétérogènes où le sentiment d’un réel dont on est dépossédé se trouve à l’état latent et agencé en vrac. Cette plongée dans les années 70, à l’esthétique magnétique qui rappelle celle de Tarkovski dans “Solaris”, offre une distanciation propice à la critique de notre présent. Lotte, personnage central, apparaît comme une sorte de mutante ordinaire dans une Allemagne dépressive, coupable. Dès le deuxième tableau, le texte laisse entendre quelque chose d’antérieur à l’univers des Trente glorieuses : l’après-guerre avec ses petits arrangements entre amis pour recycler le passé nazi. Et Lotte ne cesse de se cogner à et dans un monde effrayant où le lien humain est rompu, où l’idée d’un but s’est retirée de l’aventure, depuis peu terminée, de l’être dit humain. Sa prétention à faire entendre sa voix est dérisoire, ajournée, grotesque. Une voix, aux accents ontologiques, qui s’épuise dans un cri étouffé. Sans attache réciproque véritable, Lotte et les autres sont volontairement tenus à distance par une sorte de surmoïque sourire à l’intérieur du désespoir. En prise avec les thématiques de l’absence et de l’erreur, “Grand et Petit” s’impose comme un rêve éveillé à la limite de la folie, que la narration dans toutes ses subtilités rend existante au spectateur. Dès lors, le cœur affligé, on ne peut plus ignorer les dérives et les désintégrations d’une société (post)industrielle qui s’illusionne encore sur sa santé et sa pérennité.