Parce que je (ne) le vaux (pas) bien

La Valeur de la vie

© Julien PrévieuxQu’elle est vilaine, notre époque de comptables, ce chiffrocène ingrat, ère du dénombrement maniaque où nous décomptons tout, nos pulsations cardiaques, nos amours, nos performances, le nombre de poulets sur terre – 52 milliards, et malheureusement ce n’est pas le spectacle qui nous l’apprend… Oui, nous sommes devenus de cyniques calculettes, le cœur remplacé par des équations, évoluant dans un univers aseptisé et anonyme que la scénographie de « La Valeur de la vie » restitue, sans grande surprise. Les comédiens sont vêtus de combinaisons grises uniformisées ; ils parlent comme des machines ; lorsqu’ils bougent, leur mouvement est quantifié en données numériques. La perte d’humanité peut-être ? Le problème de « La Valeur de la vie », c’est qu’on s’attend à absolument tous les éléments de sa démonstration, en outre pas drôle : la critique, désormais classique, de la Start-Up Nation et de son lexique ; l’esthétique Ikea-esque déshumanisante ; la partition chorégraphique, articulée autour de la distance/proximité des corps ; le simulacre de laboratoire faussement scientifique ; le moment absurde (une sorte d’empilement avec un balai dont on n’a toujours pas compris le sens) ; le vernis technologique (la captation numérique des corps en mouvement). Prévieux pointe notre tendance à la quantophrénie aiguë, pathologie qui consiste à vouloir traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en langage mathématique. Mais tant qu’à souligner pour la millième fois la quantification de nos vies, à interroger la pulsion d’équation qui nous traverse, pourquoi ne pas faire un spectacle sur ce passionnant domaine qu’est la métaphysique computationnelle, qui entend démontrer logiquement l’existence de Dieu ? Ou compter le nombre de Haribo qu’il faut mettre bout à bout pour faire le tour de la Terre ? Ou relire le texte des « Fondements de la métaphysique des mœurs », où Kant distingue le prix et la valeur ?