© Thaïs Breton

Créé en 1996, programmé au festival d’Automne à Paris l’année suivante, « Schwarf aus Weiss » (« Noir sur blanc ») est l’une des grandes fresques musicales d’Heiner Goebbels. Une pièce exigeante et fantasmagorique en hommage à l’Ensemble Modern, recréée ici en coréalisation entre le Maillon et le festival Musica.

« Le timbre de la voix de l’ombre n’était pas le timbre d’un seul individu, mais d’une multitude d’êtres ; et cette voix, variant ses inflexions de syllabe en syllabe, tombait confusément dans nos oreilles en imitant les accents connus et familiers de mille et mille amis disparus ». C’est peut-être cette phrase conclusive de la nouvelle « Ombre » d’Edgar Allan Poe, avec les mots de Baudelaire, qui donne l’une des clés de « Noir sur blanc ». Car derrière un dispositif littéral mettant en scène la narration de cette courte parabole issue des « Nouvelles histoires extraordinaires », par le truchement de la voix off d’Heiner Müller enregistrée en 1991, quatre ans avant sa mort, le véritable sujet est les musiciens eux-mêmes.

Comme dans « Max Black », créée peu ou prou à la même époque, il est question d’un apparatus, d’un laboratoire alchimique d’où jaillissent de fantasques expérimentations sonores, mais délivrées ici en trajectoires chorégraphiques millimétrées. Goebbels fusionne les genres dans un creuset d’influences musicales, interprétés par des interprètes-acteurs s’emparant avec enthousiasme d’une composition ludique et polysémique. Instruments, objets et surfaces se muent en autant d’altérations vivantes déposées sur une partition fragmentée et hétéroclite qui donne à l’ensemble l’impression paradoxale d’un collage dissonant et mélancolique tout aussi bien que d’un joyeux métissage circassien, comme cette séquence où les musiciens lancent à tour de rôle des balles sur une plaque en métal produisant le son sourd du monde de la matière.

« Noir sur blanc » est un objet mémoriel, à la fois ode à cet égrégore qu’est un collectif de musiciens, mais aussi aux fantômes et aux absents de notre monde (Heiner Müller en tête), que la musique permet de convoquer au présent en un étrange cérémonial. Le fractionnement de la scène par un immense drap blanc, offrant un jeu d’ombres qui résonne avec la nouvelle de Poe, vient ajouter une couche symbolique aux rangées de bancs de l’avant-scène évoquant aussi bien une salle de classe qu’un lieu de culte dans lequel ce qui n’est pas montré est tout aussi important que la partie visible. La plus belle trouvaille à cet égard est ce passage où une baguette métallique, mue par un coup de manivelle, vient frapper les cordes d’un koto, égrenant seul ses notes élégiaques, comme animé par l’intervention d’un esprit éthéré.

Le spectateur, autonomisé comme le koto par un dieu invisible, risque de se perdre dans les méandres interprétatifs laissés en friche par Heiner Goebbels, autant que noyer son attention dans le jeu de discordances discontinues de sa partition contemporaine. Mais ceux que l’absence d’une couche dramaturgique plus adhésive n’effraie pas sauront trouver dans « Noir et blanc » un puissant coup de poing sonore et poétique.