Dès l’entrée dans l’un des espaces de l’Arsenale à Venise, confié chaque année à la Biennale, nous sommes plongés dans une obscurité enveloppante. Quelques places assises, des chaises et des coussins noirs disposés en arc de cercle accueillent les spectateurs. Cette configuration courbée correspond à l’agencement de l’espace scénique en face de nous, où il est possible de déambuler parmi de grands écrans de tissu arrondis qui enveloppent le public. On se sent comme au fond d’un sablier de sable noir, l’espace se resserrant vers une embouchure avant de s’ouvrir sur une autre surface lointaine.
Le plateau est vide, mais déjà, sur les écrans, sont projetées des images infrarouges de la danseuse en mouvement. Les sections de son corps apparaissent gigantesques, ses bras projetés en longueur semblant nous envelopper. Cette immersion dans le corps de la danseuse, ou plutôt dans son spectre, hante le théâtre au-delà de notre présence, précédant même l’œuvre. Une atmosphère de mystère s’installe alors que le public s’assoit et fait silence à l’entrée de la danseuse, Louise Dahl.
Sa silhouette élancée aux cheveux courts d’un blond éthéré s’avance, semblant flotter. Son corps et ses vêtements transcendent les genres, libérant notre perception de toute projection inutile. Elle apparaît plus irréelle encore que la projection fantomatique, évoluant dans cette obscurité presque utérine comme un esprit libéré des contraintes corporelles. Ses mouvements dessinent une géométrie délicate, un espace invisible dans lequel elle existe, semblant construire et être contrainte par cette architecture dans un même mouvement. Le titre de la pièce, “Deadlock”, suggère une impasse, un blocage. La scénographie elle-même est une impasse, où le mouvement semble rencontrer des culs-de-sac invisibles créés et subis par le corps, limitant et définissant chaque geste.
Évoluant sur le béton ciré sous le haut plafond de charpentes en bois de l’ancien bâtiment industriel dédié autrefois à la construction navale, le corps de la danseuse est hypnotique. Éloignée de l’affect, chaque mouvement apparaît comme une réponse à une causalité externe façonnée par son esprit. Elle semble constamment ajuster sa position, comme engagée dans une série de décisions, une exploration mentale et visuelle. Son visage pensant semble dire : “Stop… attends… voilà… ici… par là… finalement pas”.
La progression du spectacle mène à une abstraction de plus en plus marquée, tant dans les mouvements que dans les projections vidéo. Ce qui commençait par des images claires d’un corps en mouvement évolue en formes abstraites, culminant en une ligne horizontale vibrante qui finit par disparaître. La danseuse sort de scène de manière tout aussi évanescente, incarnant cette évolution vers un pur esprit et un détachement total.
“Deadlock” est l’une des réponses au thème “We Humans” défini par le directeur artistique Sir Wayne McGregor. Cristina Caprioli, qui recevait cette année le Lion d’Or pour l’ensemble de sa carrière, explore ici l’humain dans ses limites et ses potentialités infinies.