© Christophe Raynaud de Lage

Johanny Bert fait corps avec toute la déchirante complexité de « Juste la fin du monde », avec son tissage de douceur et de méchanceté, de tragique et de dérision, de paroles futiles et de mots nécessaires, de silences actifs et de mutismes peureux.

Elle n’est plus ici cette pièce-mausolée dévouée au fils tragique, Louis, venu culpabiliser celles et ceux qui se sont détourné·e·s de son réel. Car Johanny Bert met en scène, sans moralisme aucun, l’écosystème familial dans sa théâtralité ordinaire ; comme un tissu relationnel qui pousse à coudre des rôles aux autres autant qu’à se fabriquer soi-même des masques. Comme un monde sans coulisses, qui altère l’altérité, qui rend chacun·e inconnaissable – et pas seulement celui qui va mourir. Seule Suzanne (intense Céleste Brunnquell, qui se révèle complètement théâtrale) paraît occuper le revers du tissu ; c’est d’abord par elle, plus que par Louis, qu’il se déchire.

Régisseur spectral de la représentation, Louis paraît en effet ironiser sa propension à dominer la symbolique du drame et à marionnétiser les siens par les mots. Le petit théâtre d’objets inanimés qui patientent dans l’âme du plateau, retenus par des élingues rouges, est doué d’une vie très autonome par rapport aux monologues du protagoniste, plus vaste et plus dispersée que l’imaginaire qu’ils déploient. Louis ne vient plus « régir » le spectacle (Lagarce lui-même le lui fait dire), mais se tient sur le seuil incertain d’un monde qu’on perçoit moins à travers lui qu’en dehors de son écran.

Car Johanny Bert fait un théâtre d’âmes au pluriel et parvient alors, par la mise en scène elle-même, à retrouver l’altérité perdue de la famille. Il ne fait plus de Louis un épicentre, un point névralgique. Et c’est pourquoi Vincent Dedienne paraît si soustrait. Fait-on de lui un inconnu ou se complait-il dans ce rôle magnétique ? L’imminence de la mort rend-elle supérieur et meilleur ? Telles sont les puissantes questions du texte de Lagarce dont Johanny Bert a très bien fait, après toutes les lectures lénifiantes de la pièce qui l’ont précédé, de préserver le mordant tragique.