
(c) Mariane de Douhet
Je me dirigeais vers un musée méconnu : le Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne, situé rue Cabanis. S’y tenait le vernissage d’une nouvelle exposition autour de l’intrigante œuvre -« joyau »- d’art brut (ainsi est-elle présentée) du « Plancher de Jeannot ». L’hôpital psychiatrique le plus mythique de la capitale réserve, à qui l’emprunte, une étrange traversée le long des allées aux noms familiers -Van Ghog, Michaux, Verlaine- bordées de sculptures de bronze; comme si dialoguaient, ensemble, ces marges de l’humanité considérées comme dépourvues de conscience – « insensés » et statues. Sans doute était-ce parce que les humains étaient rares, à cette heure déclinante de la fin de journée, que celles-ci me semblèrent par contraste aussi nombreuses.
Tout visiteur mettant un pied dans l’enceinte de Sainte-Anne est-il gagné du même préjugé que moi ? Lequel s’énonce sous la forme d’une question, infernalement binaire et bêtement simpliste j’en conviens, résumable à : et celui-là qu’on croise, est-il un ou ou un soignant ? Aucune des silhouettes humaines que j’apercevais ce soir-là n’échapperait à cette interrogation ; y compris au vernissage, au milieu des costumes et des gougères, où je pouvais exercer ma perspicacité sur des visages vus de plus près.
Il faut baisser les yeux pour le voir : constellé de points piqués, gisant au sol, le « Plancher de Jeannot », 13m2 de lattes en bois sur lesquelles courent les lignes d’un texte elliptique, gravé en secret par son auteur, un paysan du Béarn du nom de Jean Crampilh-Boucaret, en 1972 : 68 lignes dans lesquelles on découpe des phrases, à la fois cryptiques et sensées, un texte écrit en lettres capitales selon la technique du « point piqué » qui rappelle celle du braille ; ne sont gravés que quelques points à partir desquels on reconstitue la lettre. L’ensemble est déchiffrable quoique mystérieux. En voici quelques extraits : « C’est la religion qui a inventé un procès avec des machines électroniques à commander le cerveau sommeil (..) » ; « A notre insu c’est la religion qui a fait tous les crimes et dégâts et crapulerie nous en invente un programme inconnu et par machine (..) notre vue image rétine œil nous fait accuser (car) nous tous sommes innocents ». Le propos est à la fois lisible et absent, s’y exprime, en face de l’innocence (des hommes ? de son auteur ?) une rengaine accusatrice vis-à-vis de l’église. Un sens qui échappe, et qui a fait, pour cause, l’objet de nombreuses « appropriations psychiatriques » ; une pièce à la fois médicale et esthétique qui n’a cessé d’être ventriloque.
Celui qu’on appelle « Jeannot » , peu après la mort de sa mère, inhumée sous l’escalier de la maison familiale, grave le plancher de sa chambre. Un neuropsychiatre de Pau le découvre en 1993, dans la ferme de Jean. Il le « prélève (…) puis le transfert à l’hôpital Sainte-Anne pour une présentation permanente dans l’espace public » nous apprend le dossier de presse. On dirait qu’on parle d’un organe encore chaud. On imagine Jeannot sculpter opiniâtrement, à quatre pattes, les lettres dans les lattes, penché sur le sol de sa propre maison -qui est aussi le tombeau de sa mère. Strates organiques qui s’accumulent, se recouvrent les unes par les autres : le sol est un palimpseste spontané. Ce qu’il y a de troublant dans ce plancher, c’est que Jeannot nous donne l’impression d’avoir ajouté une couche a la sépulture maternelle : comme si, en écrivant a même le sol qui la recouvre, il ajoutait un linceul au tombeau ; quelque part au-dessus de sa mère morte. Et puis pourquoi graver le sol, si ce n’est pour éviter qu’il se dérobe ? « C’est la fin du plancher » sonne un peu comme « c’est la fin des haricots » ; un constat que même le plus stable pourrait trembler, flancher. Le plancher de Jeannot diffuse un contraste ambigu : entre des lattes solides, en chêne lourd, arrimées au sol, et des mots qui s’envolent, qui lorgnent vers l’abscons ; entre la poésie d’un discours éclaté et le prosaïsme d’un sol qu’on piétine.
A l’extérieur, au moment du cocktail, tandis que je mâchonne une mini quiche insipide, il surgit devant moi : irradiant de laideur, tout de matériaux jetables, comme un iceberg gris sorti d’un jeu de lego : un Algeco qui brille de son éclat de plastique. Plus précisément, c’est la paroi du préfabriqué qui attrape mon regard : comme les lunettes noires de Barthes invitaient à montrer ce qu’on cache, les grandes et visibles trace de ménage d’un technicien de surface ont effacé un tag que l’hôpital a dû trouver intempestif. Si bien qu’on ne voit que lui – le passage d’un balai brosse sur le tag -, qu’eux – les stigmates de l’effacement. Et comme sur le plancher de Jeannot, sur l’Algeco – un message qui s’estompe et s’affirme en même temps, un sens à élucider sous une écriture trouble. Je m’approche pour déchiffrer le contenu du graffiti, ses lettres invisibles, en sous-impression, cette fois sur le mur et non au sol : « Je baigne dans le foutre de mes idées péremptoires ». Impression que l’âme de Jeannot s’est évadée du parquet, a transité de l’horizontale à la verticale, de l’espace du dedans à l’espace du dehors.
Je baigne/dans le foutre/de mes idées péremptoires. Ce pourrait être le titre d’un spectacle contemporain que je n’irais pas voir ; mais sur l’Algeco, en poésie égarée, secrétée par un préfabriquée, c’est houellebecquien. Pourquoi j’aime tant cette phrase ? Son rythme, son affirmation effrontée, adolescente, légèrement ridicule ? J’y entends le mélange formidable du magma confus (le foutre) des idées/sensations, ou tout, indistinct, se mêle ; et des idées/sensations qui, sans doute un peu plus fortes que les autres, s’imposent, surnagent au-dessus du marécage, s’en détachent (les idées péremptoires). Je m’essaye à un petit exercice d’appropriation psychiatrique et de palimpseste, en fabriquant ma phrase, issue des carambolages du hasard, des correspondances tenaces et des analogies que je suis probablement seule à voir : nous sommes tous innocents dans le foutre de nos idées péremptoires. A Jeannot et au taggeur de l’Algeco.
L’exposition (oui au fait l’exposition !) avait pour propos de mettre en regard le plancher avec la création contemporaine – Picasso, Tapies, Schwitters entre autres. L’écho le plus éloquent ce soir-là, c’est celui du plancher avec le préfabriqué, de leurs textes respectifs qui partagent et réconcilient visible et illisible, un cote « lettre volée » . Jeannot du Béarn ou l’anonyme de l’Algeco, ils nous posent la même question – qu’est-ce que regarder ?
