Emma Depoid et Mathieu Lorry-Dupuy ont vécu le confinement comme une période complexe et peu féconde, un « contexte qui va à l’inverse de ce qu’on essaie de rêver ». Leur rejet de l’épithète « corona-compatible » révèle une hostilité commune pour des espaces sous contraintes, des dispositifs distanciateurs qui sécurisent le théâtre au lieu de reprovoquer la représentation.
Pourtant, ils ont imaginé il y a quelques années deux scénographies innovantes qui pourraient satisfaire les normes incertaines de demain. En 2015, Emma Depoid propose pour Aurélie Droesch (dans le cadre de l’autre saison du TNS) un quadrifrontal inversé où les spectateurs (une cinquantaine) sont au centre d’une architecture étagée. Leurs chaises tournant à 360° (conçues pour l’occasion) sont espacées d’un mètre vingt et permettent à chacun de « choisir son point de vue », d’opérer un « cadrage. » Accueillant à l’époque la pièce de Falk Richter « Trust », dramaturgie fragmentée des « solitudes contemporaines », le dispositif d’Emma écarte les acteurs et les spectateurs en créant « des passerelles exiguës où les acteurs ne pouvaient pas être ensemble. Un espace de passage où la proximité semble impossible. » Mathieu imagine quant à lui en 2016, pour une « Dispute » marivaudienne mise en scène par Jacques Vincey au T°, une forme circulaire où le public est réparti par couples dans vingt-huit cabines séparées. Grâce aux miroirs sans tain et aux rideaux noirs qui tamisent chaque cabine, le spectateur devient le voyeur privilégié d’un « panoptique » théâtral.
Pendant le confinement, l’Union des Scénographes a esquissé quelques maquettes blagueuses du théâtre de demain, comme un cercle de voitures dont les part-brises protègent des postillons et dont les phares éclairent les comédien.ne.s. Pour Mathieu Lorry-Dupuy, ces « jokes » scénographiques sont révélatrices d’une temporalité infructueuse où tout positionnement artistique semble proscrit. « Si l’on produit un dispositif très spécifique à cette période, il va vite mourir » déclare-t-il. Emma Depoid souligne que leurs scénographies ont été pensées « dans un cadre de complète liberté » et que si « l’on doit inventer aujourd’hui de nouveaux dispositifs, ils doivent répondre à des impératifs artistiques et non sanitaires. » Elle rêve alors que son architecture devienne un « théâtre de verdure déplaçable » et que le paysage « rentre dans l’image. » Curieux de voir comment d’autres metteurs en scène pourraient reprendre leurs scénographies, Mathieu et Emma proposent de « mettre en place un répertoire de dispositifs simples, forts et contraignants », en épurant au maximum leurs propositions.
Si leurs inventions sont à la fois sécurisantes et dérangeantes, c’est parce qu’elles cherchent à réinventer les « manières de regarder. » Leur spatialité est totalement opposée (les spectateurs sont autour du plateau ou au centre) et leur politique spectaculaire apparemment différente. La forme de Mathieu « uniformise » les regards tandis que celle d’Emma cherche à les singulariser. Les cabines de « La Dispute » font du théâtre une expérience solitaire alors que les sièges mobiles de « Trust » ressoudent une communauté distanciée mais émancipée. Si la dissolution de la légendaire arène spectatorielle devait se produire, ces deux propositions scénographiques auraient la vertu de transcender notre éclatement hygiéniste. Au lieu de bannir toute proximité, le panoptique circulaire de Mathieu Lorry-Dupuy met au contraire le spectateur « au plus proche des acteurs » et produit une intimité spectaculaire encore inédite. Loin d’émietter le parterre et de transformer le spectateur en cadreur individualiste, les espaces multiples d’Emma Depoid renforcent une communauté authentique et critique qui, après la représentation, collecte et croise les points de vue. Loin d’être le reflet spatial d’une époque, leurs scénographies coro-sives fonctionnalisent la contrainte et ouvrent par là même de nouvelles perspectives.
A la rentrée, Emma Depoid créera au Théâtre du Maillon « Bandes » (deuxième spectacle de la structure Animal Architecte qu’elle co-dirige avec Camille Dagen). Mathieu Lorry-Dupuy travaille avec Jacques Vincey sur « Les Serpents » de Marie NDiaye (création le 29 septembre au CDN de Tours).
Propos recueillis par Pierre Lesquelen, dramaturge de Jacques Vincey.