Gérald Garutti dirigeant Paul Anderson dans Tartuffe à Londres © Helena Maybanks

Entretien réalisé par Quentin Gassiat.

Dans un entretien sur votre roman “Haïm – à la lumière d’un violon” (publié aux éditions Robert Laffont en 2015), vous dites qu’il s’agit d’une histoire digne d’être racontée. Quelles histoires méritent selon vous qu’on les raconte ?
Les histoires qui ont une puissance, une résonance chez ceux qui les entendent. Qui font se déplacer, se dépasser. Qui traversent le temps. Des histoires qui nous fondent. Qui articulent nos enjeux, nos mystères, nos cris. Mythes ou légendes, j’aime les incarner, en faire présent à la plus haute puissance. Selon Raoul Ruiz, il existe dans le monde un nombre fini d’histoires qui, tour à tour, nous traversent. Inédite, une histoire doit toucher à l’essentiel. À la différence d’autres metteurs en scène, je pense que théâtre a vocation à incarner des histoires. Je suis frappé de voir combien parfois, au théâtre, l’histoire devient inconsistante. Pour ma part, je crois en l’histoire. Je pense être un passeur d’histoires.

Une telle histoire permettra au spectateur de s’engager, de le faire réfléchir à une vision du monde…
Le théâtre est l’art des points de vue. Il les confronte, les renverse, les questionne. L’histoire doit nous traverser de part en part, transpercer notre vision du monde. Crever les yeux est un geste inaugural, de la tragédie grecque à la révolution surréaliste. “Un Chien andalou” s’ouvre par l’image d’un rasoir qui tranche un œil. Mettre en scène, c’est mettre en question. Et raconter une histoire, c’est dire le monde. Le théâtre donne à voir. Le Theatron, c’est le lieu de la vision – spectaculaire, auriculaire, oraculaire. Au théâtre, les ombres vous saisissent. L’esprit s’incarne encore et en corps.

L’écriture occupe une place fondamentale dans votre travail ?
Primordiale. Pour créer un spectacle, je pars toujours d’un texte. Pour moi, le metteur en scène est d’abord un lecteur, un interprète. Texte, langue, rôle, rêve : interpréter, c’est donner sens, vouloir dire. Kafka le dit : « Le texte est immuable, les opinions ne sont que l’expression du désespoir devant cette immuabilité. » L’interprétation ouvre sur un infini. Ce travail d’interprétation fonde mon acte de mise en scène. Il conjugue la liberté imaginaire et l’exigence d’intelligence – inter-legere, créer des liens. Interpréter, c’est tracer des lignes de force, ouvrir des perspectives. Saisir “Lorenzaccio”, c’est embrasser une cathédrale. Interpréter signifie aussi traduire. Et traduire revient à poser une première interprétation. Pour chaque œuvre que j’ai traduite, de “Richard III” de Shakespeare aux “Songs” de Brecht et à “Rosencrantz et Guildenstern sont morts” de Tom Stoppard, la traduction représente la première dramaturgie. J’écris également des montages. Ainsi d’un dialogue entre Stefan Zweig et Klaus Mann, « Comment résister au fascisme ? ». Mon travail de mise en scène inclut bien sûr l’écriture scénique, celle de l’espace et du temps, des corps et des dynamiques. Au théâtre, tout signifie, même l’insignifiant – cf. Beckett. La mise en scène est un acte de lecture et d’écriture, un mouvement passionné.

L’écriture scénique serait-elle donc complémentaire ou au service du texte ?
Le critère le plus important d’une mise en scène est sa justesse. Rendre justice au texte. Trouver la note juste. C’est une question de pertinence et de nécessité. De là découlent puissance, beauté, émotion, vision, intelligibilité. Pour chaque texte, je cherche la forme la plus juste afin de créer le spectacle le plus organique. Je ne raconte pas de la même manière la vie d’un rescapé d’Auschwitz (“Haïm – à la lumière d’un violon”), une épopée de la Révolution (“Lorenzaccio”) ou une traversée de la nuit (“Petit éloge de la nuit”). Chaque enjeu appelle sa forme spécifique. La forme, c’est le fond qui remonte à la surface. Au théâtre, tout est signe. Tout geste veut dire. Artaud nomme hiéroglyphe cette unité indissoluble du signifiant et du signifié. Le théâtre y fonde sa puissance. J’y trouve une source de justesse.

Il est aberrant de reproduire à l’envi le même système de mise en scène pour des œuvres différentes. Racine n’est pas Brecht. Un tel système se révèle stérilisant dès lors qu’il prétend exprimer la suprématie d’un metteur en scène, génie autoproclamé, sur ces nains que seraient, à ses côtés, Shakespeare ou Hugo. L’esprit de système ruine les œuvres. Voilà pourquoi j’essaie toujours de trouver cette justesse essentielle, cette acuité, en convoquant tous les arts du théâtre : plateau nu, parole incarnée, déploiements scéniques, projections visuelles. Toujours au service d’un propos, pour ne pas virer à un maniérisme où la vaine rengaine du metteur en scène nuirait aux auteurs qu’il est censé donner à voir.

Comment travaillez-vous l’écoute entre comédiens ?
L’écoute est au cœur du théâtre. L’écoute de soi à soi, entre l’autre et soi, l’acteur et le metteur en scène, l’acteur et le public. C’est grâce à cette disponibilité, cette possibilité de résonance sur fond de silence, de présence, d’attention, que la parole pourra être reçue. “Petit éloge de la Nuit” compte cent vingt contributeurs, dont dix auteurs, trois peintres, quatre musiciens, et les trente-six comédiennes de mon film “La Cité des femmes”. Seul en scène, l’acteur y est très entouré. Un acteur n’est jamais seul en scène. Il est traversé par des spectres, des esprits, des paroles, la vie, le public. Faire entendre une parole, c’est être à l’écoute de ces présences. À l’acteur de les accueillir pour ne pas se fermer au monde, à l’autre, à lui-même.

La musique intervient souvent dans vos créations. Quel est son rôle dans la mise en scène ?
La mise en scène est un art musical. Elle est rythmique, composée de contrastes, d’accents, de syncopes, de chocs, de chutes, de parallèles. Il faut savoir quand ralentir, accélérer, ponctuer, varier, suspendre. C’est un art de la voix – timbres, éclats, écarts, silences, hauteurs, intensités. Cette musicalité est cruciale dans le théâtre anglais. Shakespeare est musique. Je l’ai vu quand j’ai mis en scène “Richard III” en Angleterre. Le sens est exhaussé par l’essence musicale – langue versifiée, accents toniques, amplitude vocale, matérialité sonore. En français joue l’accentuation. Dans “Pour un oui ou pour un non”, un homme tente de savoir pourquoi son ami lui en veut. Celui-ci lui répond : « Parce qu’un jour, tu m’as dit “C’est bien, ça”, avec un léger suspens entre bien et ça. » Ce petit silence a cristallisé mépris et ressentiment. La direction d’acteurs consiste aussi à trouver cette justesse musicale.

La musique fonde mes spectacles. Comme sujet : dans “Haïm”, l’élément central est le violon, synonyme, pour le personnage, de vocation, de survie, de transmission. J’ai écrit le texte comme une partition. Elle les fonde aussi dans mon travail avec des compositeurs. Quand j’ai mis en scène “The Fall of the House of Usher”, avec Mark Deutsch nous avons donné voix à la Maison Usher. Dans “Petit éloge de la nuit”, Laurent Petitgand a composé pendant que je répétais, en symbiose. Ce travail organique contribue à la puissance du spectacle.

Dans “Six personnages en quête d’auteur”, Pirandello écrit : « Les Personnages ne devront pas apparaître comme des fantômes, mais comme des réalités créées, d’immuables constructions de l’imagination : et, donc, plus réels et plus consistants que le naturel changeant des acteurs. »
Je suis d’accord avec Pirandello. S’il y a un lieu où les fantômes prennent corps, c’est le théâtre. Et c’est l’une des forces de cet art que de convoquer de telles puissances pour les donner à voir matérialisées. Ce sont des apparitions. En grec, vérité se dit alètheia, « dévoilement ». L’apparition théâtrale fait tomber un voile. Elle fait surgir une autre réalité, plus profonde, jusqu’alors masquée. Ce champ de forces est un foyer de vérités.

Entre le personnage et l’acteur se noue un rapport complexe. Qui est qui ? L’acteur est traversé par le personnage. Le personnage existe grâce à l’acteur. Certains acteurs sont débordés par leur personnage au point d’en devenir le jouet – aussi mélancoliques, baroques, tyranniques, exaltés dans la vie que lui. D’autres restent eux-mêmes à travers les rôles – ainsi de Jean Gabin. Pour moi, les plus grands acteurs sont ceux capables de se déplacer. Jusqu’ici, mes grandes aventures théâtrales ont impliqué des contre-emplois. La première fois que j’ai dirigé Harry Lloyd, comédien anglais de génie, c’était dans “Les Liaisons dangereuses”, à la Royal Shakespeare Company. Jusqu’alors, il avait surtout joué de nobles jeunes premiers. Quand il m’a proposé de retravailler ensemble, j’ai accepté avec enthousiasme, dans une logique de contre-emploi. Je voulais le déplacer pour déployer son excellence. Ensemble, nous avons créé “Notes From Undeground / Les Carnets du sous-sol”, d’après Dostoïevski, où il incarne un fou enfermé depuis dix ans dans son sous-sol. Il a été au-delà, pour révéler une autre dimension, du héros et de lui-même. Harry a d’ailleurs été nominé meilleur acteur aux Off West End Awards pour ce rôle.

Autre exemple, évoquant “Petit éloge de la nuit” Pierre Richard a déclaré : « C’est la première fois que je travaille. » C’est l’un des plus beaux hommages qu’un acteur m’ait fait. A fortiori après cent dix films. Jusqu’alors, Pierre Richard avait été lui-même, distrait, maladroit, lunatique, gaffeur, attachant – ce qu’il est dans la vie. Un génie comique. Avec notre spectacle, je l’ai emmené ailleurs. Et quand j’ai mis en scène Paul Anderson dans “Tartuffe” à Londres au Theatre Royal Haymarket, il m’a dit que jamais personne ne lui aurait proposé ce rôle-là, lui qui sortait de “Peaky Blinders”. L’acteur et le personnage ont beaucoup à gagner à ce travail de recherche réalisé avec le metteur en scène, pour faire surgir quelque chose d’inédit et d’essentiel.

Gérald Garutti est écrivain, dramaturge et metteur en scène.