
© Salim Santa Lucia
Depuis toujours, elle a le mouvement pour langage. Et depuis quelques années, notamment 2018 avec son premier solo, « Labourer », elle donne à voir sa grammaire singulière. L’esthétique de Madeleine Fournier relie danses traditionnelles et minimalisme contemporain dans une même durée, celle d’un présent densifié. Et son corps, tel un biotope, héberge et fait proliférer différentes formes du vivant.
Pour sa nouvelle création, « Growing piece », la chorégraphe et danseuse s’inspire du mythe des Héliades. Poétisé par Ovide dans « Les Métamorphoses », il conte l’histoire de sept sœurs, filles d’Hélios et de Clymène, qui, endeuillées par la perte de leur frère Phaéton, se métamorphosent en peupliers. Pour composer autour du cycle de vie et de mort, de ce qui s’ancre et de ce qui circule, s’enracine et se régénère, thèmes qui lui sont chers, Madeleine Fournier ne convoque pas un septette sororal en scène. Seulement son propre corps, et celui du musicien Julien Desailly.
Avant la création à l’Atelier de Paris / CDCN les 5 et 6 novembre, le duo montrait une étape de travail à la Manufacture CDCN de La Rochelle le 16 octobre dernier, après huit jours de résidence. Ce fut l’occasion, le lendemain, d’une discussion avec Madeleine Fournier quelque peu informelle, et transversale, autour d’un café matinal à deux pas du studio de résidence. Notre échange a progressé en s’arrimant à certains points relatifs à son processus de travail, mais aussi son vocabulaire chorégraphique, l’espace de recherche qu’est le solo, son approche de ce qui nous (é)meut… Entre autres. En voici un condensé.
Après « Branle », une pièce de groupe, et une recherche menée autour de danses traditionnelles, tu reviens à un travail plutôt minimal, et centré sur ton propre corps. Pourquoi ce désir-là ?
Je voulais repartir à zéro par rapport à la question de la danse traditionnelle, qui fait désormais partie de mon vocabulaire – le pas de bourrée, par exemple, que je travaillais dans « Labourer », est intégré dans ma danse, et hybridé, défait de son caractère traditionnel. J’avais aussi envie de poursuivre la relation entre musique et danse, ici autour de la question des mouvements végétaux – elle aussi inscrite dans mon imaginaire chorégraphique autant que poétique – en lien étroit avec celle des affects. Avec « Growing piece », j’ai donc pu ouvrir de nouveaux espaces de composition, revenir à un rapport avec une danse qui fait partie de moi, mais que j’avais moins développée ces derniers temps. L’occasion du solo m’a permis d’aller dans cette écriture très fine, organique, grâce à laquelle on peut voir les micro-changements du corps. C’est donc un point de départ nouveau, mais par lequel je cherche tout de même la manière dont la danse traditionnelle peut être emmenée ailleurs ou venir d’un autre endroit.
Qu’est-ce que cette approche des danses traditionnelles te permet d’explorer sur ta propre pratique chorégraphique, très contemporaine, voire performative ? À quel endroit vient-elle la rencontrer ?
La rencontre s’articule autour d’un rapport au rythme. Par exemple, dans « Branle » ou « Labourer » notamment, la question de la répétition, très présente dans la danse traditionnelle, m’a permis de travailler sur l’insistance d’un geste. En le répétant, on commence à y voir d’autres choses, notre relation à lui s’augmente. Quant à « Growing piece », l’idée est de donner à sentir comment un rythme peut être déjà là, contenu dans un mouvement organique, qui a pourtant l’air d’être continu et très lent. Et d’observer comment le rythme d’un pas, d’une danse, au sens « classique » du terme, peut lui-même ressurgir de cet état de corps.
Quelle différence fais-tu entre geste et mouvement ? Dans ton travail, le second paraît souvent comme un « devenir » du premier…
Pour moi, le geste est à l’endroit du corps social, de la sphère relationnelle, lié au fait de faire des choses « humaines ». J’ai beaucoup travaillé ça sur « La Chaleur », puis sur « Branle » en m’inspirant des tableaux de Bruegel : le geste de ramasser, de donner, montrer, se cacher… Le mouvement serait quant à lui plus abstrait. Ce que je cherche, c’est la manière dont un geste peut devenir aussi un mouvement : ramasser, c’est certes une intention, mais c’est aussi, ancestralement, le fait de pencher le corps. Ce qui peut s’inscrire dans un mouvement chorégraphique, rythmique, musical. Dans « Growing piece », j’ai travaillé à partir des archétypes de tropismes des végétaux, soit leurs différentes directions de croissance en fonction de stimuli extérieurs. Le pari était ainsi de mettre les gestes quelque peu de côté pour aller au cœur de ces mouvements organiques. Pour autant, c’est un corps humain, féminin, le mien, qui les effectue, donc c’est une manière de les ouvrir à différentes interprétations.
Dans le processus métamorphique que tu explores, entre ce personnage de la pleureuse et sa transformation en peuplier, tu travailles autour de la reprise de motifs, pour certains directement liés à un affect (bouche ouverte, mains compressant la poitrine,…). Comment penses-tu cette articulation ? Traverser différents registres m’intéresse : passer du tragi-comique de la pleureuse à celui du premier degré dans la présence, presque performative, dans la partie organique. L’idée est de circuler entre ces divers états de présence, afin de donner de la profondeur à un même motif répété de l’un à l’autre – et par là même, une profondeur à l’interprétation du mythe des Héliades. Cela crée un jeu d’échos dans cette métamorphose : comment relit-on ces motifs alors que la présence, la musique, le registre a changé ? Un mouvement du corps tel que se serrer la poitrine, motivé par un affect, peut ressembler par analogie à un tropisme d’un végétal sous l’effet de la lumière. Un même mouvement possèderait donc plusieurs moteurs. C’est ainsi une manière de troubler la dichotomie habituelle entre affect et extériorité, bouger et être bougé·e. Et j’aime cette idée de porosité : ne pas savoir si la personne produit son mouvement, ou si elle est mue par des forces intérieures… qui ne le sont peut-être pas tant que cela !La question suivante contient des divulgâchis
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D’où te vient cet attrait pour l’exploration de formes anciennes, et les archétypes en particulier ?
Ce qui m’anime dans ces formes passées, c’est que, précisément, elles continuent de vivre jusqu’à nous, en nous. J’ai l’impression d’être ainsi en lien direct avec tous les temps ! Nous avons tous·tes cet ADN commun ancestral : nous avons toujours dansé, toujours fait des gestes, y compris ceux similaires aux mouvements des plantes. Il n’y a pas besoin d’aller les chercher loin, il suffit de les convoquer, les laisser advenir. Aussi, donner à voir un archétype, c’est aller à l’os d’un mouvement ou d’un geste, reconnaissable par le ou la spectateur·ice, qui peut alors entrer en empathie. C’est élargir ainsi le rapport sensible.
Et la danse serait précisément le médium qui permet de nous ré-accorder au sensible – au sens large du terme ?
Pour moi, la danse signifie déjà être dans un rapport sensible à son corps. Y compris du point du vue des spectateur·ices : pourquoi va-t-on voir des corps bouger sur scène si ce n’est pour se relier à ses propres émotions et sensations ? La danse ouvre une forme d’empathie kinesthésique. Je crois beaucoup en l’idée de communion : les corps se réunissent pour communier, partager l’espace, le temps, l’air, la musique. Et c’est d’autant plus fort et nécessaire dans cette époque où les écrans sont omniprésents.
Dans « Growing piece », tu travailles en duo avec Julien Desailly. Parmi ses instruments, il joue d’une cornemuse des Balkans, dont la forme rappelle d’emblée celle d’un corps à qui il insuffle un mouvement vital. Outre cette image, disons, « matricielle », qui installe la fusion entre danse et musique, comment avez-vous pensé le fil dramaturgique qui vous lie ? À ce stade de notre recherche en cours, tout s’est articulé autour de ce rapport étroit entre musique et mouvement dansé, qui est différent dans chaque partie du spectacle. Dans la première, nous les avons envisagés tous deux comme de purs affects, surtout en liant mon corps et celui de la cornemuse. Par ailleurs, le son qu’elle produit est proche de celui de la voix, du cri, de la plainte. Dans la seconde, lors de la métamorphose en végétal, la musique vient donner à lire la vitesse et l’énergie du mouvement intérieur, alors même qu’il semble très lent au regard. Dans la dernière partie, encore en travail, la régénération permet un retour à la danse, et donc à la question du pas. C’est à cet endroit-là que, lui musicien et moi danseuse, nous réunissons sur une sorte de « plateau commun », dans un rapport festif.La question suivante contient des divulgâchis
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Ici, comme dans la plupart de tes pièces, tu chantes également. Quel organe est pour toi la voix, et la tienne en particulier ?
J’ai ouvert la voix, littéralement, grâce à ma rencontre avec la chanteuse lyrique Myriam Djemour, sur une création avec Loïc Touzé. Elle a d’ailleurs aidé au travail sur ma pièce « La Chaleur ». Pour moi, la voix est le prolongement du corps, c’est comme une autre manière de danser. Elle crée une vibration sensible, et touche à l’endroit des affects. C’est l’intime qui se déploie, se met à nu à l’extérieur.
Ce titre, « Growing piece », peut s’interpréter aussi dans un sens méta : un travail qui serait lui-même en croissance…
Il s’agit d’une pièce transitionnelle. La question des mouvements organiques est un point de départ pour la prochaine, qui sera une pièce de groupe. J’ai envie d’explorer comment ces archétypes de mouvements de végétaux, que je relie donc aux affects, sont des motifs rythmiques autant que des motifs «rythmant ». Et de travailler cette idée en lien avec la notion d’espace, puisqu’un groupe dessine l’espace autrement qu’un corps seul. La danse raconterait alors un paysage mouvant… J’adore les pièces d’ensemble, c’est vraiment une source de joie pour moi, surtout dans la manière qu’a chaque personne d’augmenter la réflexion. Aussi, j’aimerais continuer la relation avec la musique live. Et avec plus de musicien·nes, peut-être trois… à défaut d’avoir un petit orchestre – mon rêve !
