« Je suis devenue quelque temps l’actrice qui avait un pied à l’université »

Les Deux Frères et les Lions

Sophie Poirey jouant son propre rôle (c) P.R.

Sophie Poirey dans son rôle (c) D.R.

Entretien téléphonique avec Sophie Poirey, maître de conférences en histoire du droit à l’université de Caen-Normandie, collaboratrice d’Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre et actrice de son propre rôle dans les premières versions du spectacle.

« J’ai rencontré Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre par l’intermédiaire de Mona Guichard, directrice du Trident/Scène nationale de Cherbourg. J’avais vu son “Roland”, adaptation du roman de la “Chanson de Roland” au monde de l’entreprise. J’avais apprécié cette irruption du médiéval dans le monde contemporain. Nous avons parlé du droit normand, qui est ma spécialité en tant qu’historienne du droit. Cela a beaucoup intrigué Hédi. Et à raison, car il s’agit d’un droit coutumier hérité du Moyen Âge qui a disparu en France avec la Révolution française et la promulgation du Code civil napoléonien, en 1804. Mais il est resté en vigueur dans les îles Anglo-Normandes de Sercq et Guernesey jusqu’au xxie siècle, du fait de leur allégeance aux souverains anglais, descendants des ducs de Normandie, auxquels étaient rattachées les îles jusqu’au début du xiiie siècle. Il est caractérisé par le recours à de nombreux droits féodaux, un mode de transmission successoral privilégiant les fils (la primogéniture masculine) et une forte autorité maritale.

C’est fascinant, ce droit féodal qui a disparu de la France moderne mais est resté en vigueur dans ces deux îles. Par conséquent, pour être avocat aujourd’hui sur l’île de Guernesey, il faut être certifié en droit normand ! Je me retrouve donc à dispenser des cours basés sur des textes médiévaux écrits en français à des étudiants anglais, australiens, néo-zélandais, sud-africains – de tout le Commonwealth.

Mais, comme le raconte Hédi, ce droit médiéval est entré en conflit avec la Cour européenne des droits de l’homme, bien que ces îles n’appartiennent pas à l’Union européenne. La législation de l’île de Sercq a finalement été modifiée plusieurs fois depuis 2010, à cause de la pression exercée par les frères Barclays, les milliardaires surpuissants dont parle la pièce, capables de modifier la législation d’un territoire dont ils se sont rendus maîtres à l’issue d’un long conflit avec les îliens, favorables, eux, au maintien de la tradition. Les jumeaux défendaient leurs intérêts et voulaient faire hériter leur unique fille à côté de ses frères et cousins. Une partie du droit normand demeure aujourd’hui, mais l’identité de l’île en a été bouleversée.

Dans les premières versions de la pièce, je faisais irruption sur scène pour expliquer des rudiments de droit aux jumeaux. Je jouais mon propre rôle. C’était ma première fois sur un plateau ! On a notamment joué la pièce lors d’un colloque au château de Cerisy devant des universitaires et des hauts dignitaires des îles, nous étions anxieux de leur réaction, mais ils ont beaucoup ri ! Mes confrères plaisantaient : “Sophie Poirey, l’actrice qui a un pied à l’université.” On a également joué dans des châteaux du Cotentin devant un public local qui ne connaissait pas du tout cette spécificité du droit normand, c’était drôle. Mais je n’ai pas pu suivre l’aventure avignonnaise, on est en plein dans les examens de fin d’année ici à la fac… »