Intime métamorphose

Carte blanche à Tino Sehgal

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Après avoir déambulé dans le dédale pensant et dansant du palais in progress, je retrouve Arsène au café attenant. Lui-même ressort du labyrinthe, dont il est l’un des 300 « participants ». Le jeune homme, étudiant en philo et cinéphile, se présente avec enthousiasme.

Comment en es-tu venu à participer à l’exposition ?
J’ai répondu à une annonce Facebook. C’était un entretien collectif étrange, beaucoup de mystère planait autour. On devait parler du progrès, chacun son tour. Je me suis dit que le meilleur moyen de prendre du plaisir était de donner une réponse originale, personnelle. J’ai dit que le progrès n’existe pas : il n’a aucun rapport à l’humain. La technique avance, mais nous on reste des hommes, avec nos besoins. À la deuxième sélection, on nous a appris que notre rôle consisterait à réitérer la même chose, à parler librement… Jusqu’à cet été, on ne savait rien du parcours. J’ai aimé ce mystère. Il n’y avait aucun moyen de s’entraîner. Ça m’a beaucoup angoissé, toute cette liberté. On avait le squelette, et le reste était à nous. Contrairement à ce qui se passe dans une pièce de théâtre, on n’incarnait personne : on s’incarnait nous.

As-tu néanmoins un objectif ? Ta liberté est-elle totale ?
Mon but, c’est de transformer le spectateur. J’ai l’impression d’évoluer dans mes questions, j’évite de parler de l’œuvre en elle-même. L’intellect devient un lien vers l’émotion… C’est d’ailleurs très frustrant, parce que je vous croise au début, et c’est généralement à la fin qu’advient la transformation. Les personnes ouvertes d’esprit mais ancrées dans leur savoir sont les plus difficiles à faire vaciller… Il y a un monsieur, je l’ai vu quatre fois le même après-midi, et à chaque fois il ressortait changé du parcours, avec plein d’émotions sur son visage. Mon but dépend de chaque personne : il n’y en a pas une que j’aie envie de transformer comme une autre.

Une ou deux anecdotes marrantes ?
Pendant les répétitions, j’ai joué le rôle du spectateur. À un moment, on s’est perdus dans le palais ; les murs étaient en travaux, on ne reconnaissait plus rien. Mais on a poursuivi l’expérience… On a commencé à se dire des choses tellement personnelles qu’à la fin, quand on m’a demandé ce qui s’était passé, j’ai refusé d’en parler. J’ai juste dit que ça avait fonctionné… Une autre fois, une dame à qui je demandais ce que représentait pour elle le progrès a répondu : « J’aimerais qu’il n’y ait plus de guerre dans le monde… Il m’arrive un truc étrange : j’ai soixante ans, mais quand je vous parle, j’ai l’impression de grandir. »

Cette expérience change-t-elle aussi ta vie, hors les murs ?
La philosophie me choque quand elle affirme l’inutilité de l’art. Un jour, il pleuvait, je n’avais pas envie de rentrer chez moi. Alors je suis allé au palais de Tokyo. C’est gratuit pour les jeunes, j’y allais souvent… Je me suis senti chez moi… Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais dans une peau qui recouvrait le palais. On était tous un morceau de cette immense peau et c’était beau, cet éphémère : on allait en garder un morceau en nous, de cet organisme vivant qui nous accueille dans ses veines (ce que renforce l’architecture en éternelle construction). Ça me donne beaucoup d’espoir. Pendant l’expo, des personnes confient des choses terriblement intimes, et je ne les reverrai jamais. L’un raconte que son fils est mort, l’autre qu’il se sent seul… La philosophie est toujours théorique. Mais là, je peux toucher quelque chose de concret. Pour ces gens-là, le palais de Tokyo, ce sera chez eux.

Une expérience thérapeutique ?
Je dirais plutôt que la thérapie copie l’art. À travers cette expo, je m’aime moi-même et j’aime les autres, l’humanité. Je suis très reconnaissant envers le palais de Tokyo, qui nous accorde cette liberté hallucinante. J’accède directement à l’intimité des gens, sans passer par des dizaines de portes. C’est magique. Quand un spectateur se confie, j’ai envie de lui donner la même chose. Et je me pose des questions ; c’est aussi fascinant pour moi que pour lui.