Que faire d’un objet aussi singulier que « Détruire dit-elle », quand l’œuvre littéraire est elle-même qualifiée de « fulgurante », « mystérieuse », « le plus étrange des livres de Marguerite Duras » ? Faut-il sombrer avec lui dans les profondeurs de l’inexplicable, ou au contraire déterrer chez lui une cohérence et un matériel concret ? L’adaptation et la mise en scène de Jean-Luc Vincent, l’une des fantasques créatures des Chiens de Navarre, trouve la juste note à la partition.
Dans un hôtel qui pourrait être en réalité une maison de repos, isolés parmi les profondeurs obscures d’une forêt, quatre personnages se rencontrent, s’observent. Max Thor regarde Elisabeth Alione, Alissa regarde Max Thor, son mari, regarder Elisabeth Alione, et Stein regarde Max Thor. Parmi eux, sur scène, Marguerite Duras elle-même est présente, elle aussi observe et imagine, construit et déconstruit. « C’est un livre que je connais très mal, […] j’ai eu envie de le connaître mieux », dira-t-elle lors d’entretiens. Pour écrire cette œuvre, il faudra qu’elle-même se détruise.
« Détruire dit-elle » est aussi le premier texte littéraire de Duras à avoir une portée politique, écrit après le passage de la tornade Mai 68. Beaucoup diront que c’est une sorte de manifeste révolutionnaire qui a su se passer de toute thèse d’idéologie concrète. Au contraire, au lieu de rebâtir une pensée nouvelle sur les ruines du passé, Duras décide de recommencer au degré zéro de notre humanité, une révolution intime de l’individu qui signe « la fin du moi, du tien, du mien ». Détruite, la notion de propriété ; détruites, les limites du moi. On touche, par la lascivité de cette atmosphère, à la folie qui « transgresse le préjugé essentiel ».
Le tableau que nous dessine Jean-Luc Vincent a tout d’une peinture impressionniste. Les personnages sont de véritables figures : tantôt, figés, ils se laissent contempler, tantôt, sur une chorégraphie minutieuse et dans une parfaite droiture, ils traversent lentement l’espace abstrait et suggéré. C’est un peu aussi du cinéma, avec la voix off de la vraie Duras, de la musique, des sons venus de l’extérieur. Les voix et les corps de ces acteurs brillants et singuliers nous parviennent comme venant d’un autre monde, et l’apparition finale du mari d’Elisabeth, interprété par le metteur en scène, désaccorde l’instrument nouveau et cet ordre établi. Tout est suggéré, rien n’est véritablement montré.
La réussite de ce spectacle tient à une précision admirable, inspirée par Duras, soigneusement réalisée par Jean-Luc Vincent, que ce soit dans le dessin abstrait ou dans le temps vécu de la représentation. On ne saurait trop dire ce qui nous tient sur nos bancs. Ce n’est peut-être pas un spectacle surprenant, mais c’est étrangement fascinant. On se laisse porter, comme les personnages, à cette contemplation de ce monde isolé des normes ; et si Duras nous y guide doucement, elle finit par nous lâcher la main, et c’est une invitation à la suivre, seuls, dans cette destruction.