Tous les deux ans, la Trafo House of Contemporary Arts, en collaboration avec une dizaine d’autres lieux de Budapest, organise une plate-forme présentant un florilège de spectacles hongrois des deux dernières saisons. I/O Gazette était à sa 4e édition.
Avec 30 propositions et plus de 200 professionnels venus de partout dans le monde, DunaPart s’est imposé comme un événement majeur dans les arts de la scène en Europe centrale. Le show case a bien entendu une visée programmatrice, mais, par l’éclectisme et la qualité de sa sélection, il permet également de prendre le pouls de la création hongroise contemporaine. Ainsi, nous avions déjà évoqué le travail de la Forte Company l’année dernière, avec leur excellent spectacle de physical theatre « Your Kingdom ». On la retrouve ici dans deux courtes pièces chorégraphiques, construites autour de la musique de Béla Bartok : le « Quatuor à cordes no 5 » et le « Concerto pour orchestre ». Si les projets sont bâtis avec cohérence autour de la dramaturgie bartokienne, on reste plus sensible à la première proposition, plus subtile. C’est qu’il y a un côté « brut de fonderie », au sens littéral, chez Csaba Horvath et la Forte Company, dont les œuvres se déploient dans un esthétisme postindustriel.
Encore peu connu en France, le travail d’Adrienn Hod et de sa compagnie Hodworks mériterait davantage de considération sur nos scènes. Au MU Theatre, la chorégraphe présente une série de « Solos », par trois danseurs (Marcio Kerber Canabarro, Emese Cuhorka et Csaba Molnar), qui alternent des séquences brèves, entre deux et une dizaine de minutes chacune. Le fil rouge : la représentation de personnages archétypaux, créés avec les performeurs eux-mêmes ; autant de figures saisissantes qui surgissent au sein du dispositif quadrifrontal pour mieux triturer l’espace scénique et inclure les spectateurs dans d’éphémères moments d’échange (sans jamais forcer l’interactivité). Le résultat pourrait ressembler à une sorte d’anthologie des postures et des looks, mais à la façon d’un défilé de mode qui serait débarrassé de ses enjeux mercantiles pour se recentrer sur les corps et leurs chocs esthétiques. Ce long spectacle – pour de la danse conceptuelle, pas loin de deux heures – aurait bien entendu pu être davantage condensé ; mais son étirement et son inépuisable galerie de portraits le transforment en rituel diapré et en ode à l’humanité la plus vibrante.
“Solos” (c) Dániel DömölkyDans « 1.7 », la performeuse Zsuzsa Rozsavölgyi explore les stéréotypes sur la beauté et la féminité. En plein raz-de-marée #meetoo, voilà une proposition qui tombe à pic mais pourrait tout aussi bien sombrer dans les clichés ou la dénonciation un peu facile, ce qu’elle parvient plus ou moins à éviter. Collage de plusieurs situations d’injustice sexiste, illustrées par des extraits vidéo et des séquences au croisement entre danse et conférence théâtrale, « 1.7 » est un projet engagé, certes, mais plein de sincérité et d’autodérision. Rozsavölgyi commence son spectacle entièrement nue, comme une façon de dire : « Me voici telle que je suis, maintenant on peut passer à autre chose ? » Et l’on passe, en effet, à autre chose, entre saynètes burlesques, anecdotes familiales et déambulations surréalistes en maillot de bain rouge d’« Alerte à Malibu ».
La courte pièce chorégraphique « Circul8 », conçue par Beatrix Simko, semble inspirée par le travail géométrique que l’on peut retrouver dans certaines œuvres post-keersmaekeriennes comme celles de Radouan Mriziga. Ici, les danseurs évoluent, rigidement, sur des trajectoires formant une étoile à huit branches, chacun répétant, ignorant des autres, une courte série de gestuelles anodines. Comme un processus circulatoire envoûtant où l’on ne se rencontre jamais vraiment. À l’opposé de ce projet intimiste et ultraconceptuel, « Drip Canon » est l’une des dernières œuvres de la compagnie Artus, créée en 2015 et présentée à nouveau dans le cadre somptueux du Müpa (théâtre national). Fondée par Gabor Goda en 1985, Artus constitue l’un des piliers du physical theatre hongrois. Basé sur des textes d’Héraclite – et sa philosophie sous-jacente de l’impermanence –, le spectacle se déploie en deux espaces : un chœur en fond de scène, vêtu d’imperméables de couleur, et un bassin où les danseurs viennent exécuter des mouvements traditionnels issus du taï chi. Si la musique, la scénographie et l’esthétique globale sont bouleversantes, on regrette que la dimension chorégraphique ne soit pas davantage exploitée, réduite à la portion congrue d’une sorte de bande démo très en dessous de son dispositif. Mais la grandiosité de ce dernier suffit à créer un espace-temps sensoriel inouï.
Enfin, nous avons déjà dit tout le bien que l’on pensait de « Diary of a Madman », adaptation de Gogol par le metteur en scène Viktor Bodo, avec le génialissime Tamas Keresztes, que nous avions vue à l’occasion du festival Interferences à Cluj à l’automne 2016. Un spectacle incontournable, ce que n’est malheureusement pas « fightinGravity », de la compagnie Freak Fusion, avatar certes physiquement talentueux du cirque contemporain, mais figé dans une dramaturgie manquant cruellement de recul sur elle-même.
DunaPart, Budapest, du 29 novembre au 2 décembre 2017