Lâcher de fauves inspirés

Dédié au théâtre vivant et aux arts de la rue, le festival Tous dehors (enfin !) déploie pour sa cinquième édition une galerie de personnages singuliers, marginaux extravagants, clowns braques, inadaptés fantasques, qu’il est réjouissant de rencontrer hors du cadre figé de la scène de théâtre. Pendant trois jours, le festival propose une série de spectacles −14 créations, 44 représentations − à ciel ouvert, déployés dans différents lieux de la ville, certains sous la forme de déambulations, d’autres perchés dans les hauteurs de l’élégant domaine de Charance.

Au programme, des nageurs dans une piscine sans profondeur, un étrange mentaliste-philosophe nous invitant à réfléchir sur le hasard, un ballet pour danseurs et bloc de pierre (Block des compagnies No Fit State Circus et Motion House), un parc d’attractions pour escargots (petite leçon de dés-anthropocentrisme par des gastéropodes sur grand huit). On s’amuse d’autant plus de ce lâcher d’excentriques qu’il vient secouer l’espace commun ordinaire de la rue, l’écart produit par leur inadaptation loufoque stimulant des images nouvelles. C’est la grande générosité de ce festival, initié et porté par le Théâtre de la Passerelle, que de se propulser vers le public − spectacles souvent « interactifs » − et de prendre le risque du dehors : les comédiens faisant le pari d’aléatoires conditions climatiques, d’une chaleur qui fait griller les micros, d’une pluie qui distrait l’attention, ils laissent la possibilité de l’accident − d’une certaine idée de la grâce. Quelle bouffée d’air frais face à des créations toujours plus ficelées !

La récompense est à la hauteur : lors du très beau spectacle Une aventure de la compagnie La Boca Abierta, un pigeon qui passait par-là s’arrête pour répondre au chant de l’un des clowns. Dans cette désopilante création, récompensée par le hasard, un tandem féminin de clowns, deux modalités de la même femme, l’une, grossière et débraillée, l’autre un peu plus « civilisée », se livre à un jeu d’amitié et de substitution : les leçons de maintien que l’une prodigue à l’autre virent au désordre cocasse, et tandis que l’une éructe, slame, trébuche, enjambe le public, l’autre se déshabille en chantant de l’opéra, bientôt uniquement vêtue de son accordéon. En piochant dans la foule − couvertures, lunettes, biscottes, bouteille d’eau − le duo suggère que c’est peut-être auprès des choses, davantage qu’auprès des hommes, qu’elles trouveront compagnie. Extrêmement attachant, leur personnage à deux têtes ne cesse toutefois de générer ce malaise propre au clown, dont le burlesque désarticulé est à la fois trop humain pour nous être étranger, et trop bancal pour que l’on puisse s’y identifier. Au milieu de la représentation, la pluie s’est mise à tomber, créant un étrange effet de suspension pas désagréable, comme si le ciel s’était mêlé à l’œuvre, pour laisser se propager les images, se demander, pourquoi pas, à quoi ressemble notre clown du dedans.

Temps fort du festival, la proposition en quatre spectacles de la jeune et dynamique compagnie Adhok, explorant les différents âges de la vie, s’emparant de la question des rythmes de l’existence. L’envol raconte la transition vers l’âge adulte, « ce moment où tout se vit pour la première fois, entre excitation et inquiétude, peur et fureur, cœurs envahis et corps imparfaits ». Nous invitant à les suivre dans une promenade au cœur des rues, les neuf comédiens avancent, s’arrêtent parfois, se cherchent une place, une voix, témoignent de l’obstacle qu’est le groupe comme de son secours. Leur exaltation, bien qu’un peu naïve, est belle à voir. En arrière-plan, le regard bienveillant des montagnes au creux desquelles la ville de Gap est nichée : leur stabilité dense s’offre comme la surface calme au sein de laquelle la vitalité des artistes peut bouillonner.