On marche : festival de danse contemporaine à Marrakech

Non, I/O Gazette ne s’est pas déplacé à un meeting d’Emmanuel Macron, mais à la 12e édition du festival marrakchi de danse contemporaine On marche, dirigé par Taoufiq Izeddiou. Reportage de quatre journées de spectacles et de rencontres sous le soleil marocain.

Début mars, le choc est brutal : on passe des 6 degrés parisiens aux 25 degrés de cette fin d’après-midi sur le tarmac de Marrakech. Inauguré à grands frais pour la Cop22 l’année dernière, le nouvel aéroport est le symbole d’une ville qui bouge. On marche témoigne que l’enjeu de modernité n’est pas seulement économique, mais aussi culturel : il s’agit autant de présenter aux programmateurs et professionnels un showcase de performers marocains que de réunir des danseurs et chorégraphes du monde entier, débutants comme confirmés. Parmi ces derniers, pour cette soirée à l’Esav (École supérieure des arts visuels), Bernardo Montet présente « Le Soleil du nom », une courte performance pluridisciplinaire. Tout y est question de circulation d’énergie, d’abord via la vidéo de ce qu’on pourrait qualifier de « tao de l’air » ; puis la prolongation dansée sur scène et ce « tao du son » – frottements sur une guitare électrique trafiquée, à même le sol. À la fois incise et caisse de résonance, les mots lus en arabe par Abdallah Zrika nous laissent un peu lost in translation – on aurait préféré des surtitres –, mais on y perçoit tout de même la force de la litanie ontologique. Un spectacle envoûtant, qui restera directement collé au système nerveux jusqu’au soir, où tout le monde se retrouve pour un dîner dans le patio de la Taverne, restaurant de tagines en face du cinéma Le Colisée.

Le lendemain, 33 degrés pour une marche à travers le Guéliz jusqu’à l’oasis veloutée du bâtiment ocre de l’Institut français. Taoufiq Izeddiou vient d’une génération d’artistes passés par l’Institut, qui soutient le festival depuis les origines, la salle dite « Cuisine » ayant été un lieu historique de la danse contemporaine du pays. Amar Al Bojrad, performer irakien installé en Belgique, nous avait parlé la veille de son work in progress, intitulé « Boredom ». C’est de retour à l’Esav qu’on le voit aujourd’hui : si on peine par moments à y déceler la connexion physique avec la thématique affichée, son solo reste une pertinente déconstruction de l’ennui par un mélange de sursauts, de répétitions et de brisures. Le projet « Shifting Realities », décliné en trois spectacles pendant le festival, en constitue l’un des moments forts autour de la rencontre de quatorze jeunes chorégraphes coachés par des artistes reconnus, comme Panaibra Canda ou Robyn Orlin. Ainsi, dans « Fragiland », ce sont tout d’abord quatre corps emmêlés, immobiles puis tout en rotations et lignes de fuite. Nous ne sommes pas conviés à une caresse polyamoureuse, mais à une lutte de corps en tension, bientôt confirmée au micro : « Why are you stressed out, sir? » Surgit comme un pavé dans la mare la question de la couleur de peau. La fragilité de notre rapport à l’autre, entre désir d’imitation, de contrôle ou de différence, est interprétée avec justesse par les danseurs. Deux bémols : quelques incursions de paroles un peu trop premier degré, et des idées scéniques foisonnantes qui auraient sans doute mérité d’être resserrées autour de deux ou trois axes plus homogènes. Reste un joyeux dosage d’énergie, de violence et d’humour. Pour conclure la deuxième journée, la grande prêtresse franco-sénégalaise Germaine Acogny a décidé d’évacuer la mélancolie. Son « Songook Yaakaar » est une sorte de kaléidoscope scénique avec lequel elle transmet au public ce qu’elle a puisé de l’Afrique en fragments de mouvements, de danses, de chansons, de rituels.

“En Alerte”, de Taoufiq Izeddiou DR

C’est qu’on peut compter sur les doigts d’une main le nombre de danseurs africains à ne pas être passés par l’« École des sables », d’Acogny à Toubab Dialaw. Abdoulaye Konaté, justement, est l’un d’entre deux. Il me confond avec un danseur suisse (décidément, après le Brésilien Michel Melamed et le Suédois José Gonzalez, la liste de mes sosies s’allonge), et c’est l’occasion de faire connaissance. Basé à Strasbourg, l’Ivoirien présente avec le solo « Humming Bird » une poésie colibriesque que n’aurait pas désavouée Pierre Rabhi. 16 h 15, terrasse de l’Esav, on attend que le muezzin achève la prière. Radouan Mriziga propose un travail en cours, « 8 ». Nul n’entre ici s’il n’est géomètre : au découpage du temps fait écho, pendant plusieurs longues minutes silencieuses, le découpage de l’espace scénique en un motif régulier tracé à la craie et au ruban adhésif. Le duo de danseurs (Mohamed Lamqayssi et Ayoub Abekkane) explore méthodiquement des séquences polyrythmiques et percussives aussi minimalistes que fascinantes. Le soir, sous la climatisation de la grande salle de la Dar Attakafa, on retrouve Taoufiq pour « En alerte », que nous avions déjà chroniqué dans les pages de I/O à l’occasion de sa création au Kunstenfestivaldesarts en mai 2016. En première lecture, le Marocain dresse un pont entre la Tradition et la Modernité, entre les grésillements de la guitare électrique et la lancinance de la basse gnawa ; mais il livre surtout ce questionnement : que peut l’artiste, cet individu coincé au milieu de tout ça, dans la quête de soi-même ? L’initiation est celle d’un labyrinthe de sable psychique et physique aussi fragile et changeant que le cœur de l’homme… Initiation : voilà le point commun avec « What About Dante ». L’Égyptien Mounir Saeed y incarne le héros de la « Divine Comédie » pour une danse soufie construite autour du souffle (amplifié par un micro-voix). Un projet d’autant plus pertinent qu’il reconnecte avec la tradition fondamentale du soufisme et le lien, comme dans la kabbale hébraïque, entre le souffle et l’esprit : en arabe, rûh, l’esprit, est lié à rih, le vent, et nafs, l’âme, à nafas, la respiration (« Nafas », c’est d’ailleurs le nom que portera une future école de danse, projet de formation professionnalisante soutenu par Taoufiq et qui verra le jour l’année prochaine). Beaucoup plus décalé, « Les Architectes », de Youness Atbane et Youness Aboulakoul, est l’une des meilleures découvertes du festival. Pas tant théâtre d’objets que performance-installation barrée, satire de l’art contemporain, elle impose sa tonalité humoristique et originale tout en détournant les codes de la postmodernité. Le spectacle sera notamment repris au mois d’août au festival d’Édimbourg (et I/O y sera !).

“Les Architectes” / DR

Samedi matin, on retrouve Nedjma Hadj Benchelabi dans le lobby de l’hôtel Es Saadi, dans l’Hivernage. Nedjma, coprogrammatrice, est la seconde moitié du noyau vibrant d’« On marche ». D’origine algérienne, elle s’est vite retrouvée basée à Bruxelles à « défendre le contemporain des mondes arabes ». On sent son enthousiasme intact malgré la fatigue de ces intenses journées de festival. De sa formation d’urbaniste, peut-être, elle a gardé un goût pour la gestion de projets, leur structuration aussi bien artistique qu’économique, et une réflexion poussée sur leurs enjeux sociaux. C’est que sa priorité, c’est l’humain. La rencontre. Car pour Taoufiq, fils de la Médina, comme pour Nedjma, qui se connaissent et collaborent depuis dix ans, le festival est d’abord une plateforme de rencontres. « On est très complémentaires, et tous les deux un peu kamikazes », dit-elle avec une pointe d’humour. Créer une action collective pour faire vibrer la notion de danse contemporaine au Maroc est de toute évidence un combat de longue haleine… En témoigne la volonté de porter le festival dans la rue, avec la présentation de « Shapers », projet collaboratif international sous la direction d’Anne Le Batard, Jean-Antoine Bigot et la compagnie Ex Nihilo. À l’écart des roulottes d’huile d’argan et des charmeurs de serpents, dans un recoin de la place Jemaa el-Fnaa, huit danseurs interrogent l’occupation de l’espace public à travers heurts et connivences physiques, en une performance prometteuse. La dernière journée s’achève à la Fondation Dar Bellarj, l’« antre des cigognes » de la vieille ville, lieu d’exposition et d’événements culturels. Le concert traditionnel, quasi mystique, qui y conclut le festival en est le point d’orgue, le lien entre le corps et l’esprit. Et c’est peut-être cela, le sens de cette marche : la reconnexion, par le mouvement, avec ces énergies fondamentales qui agissent comme un pont entre la terre et le ciel.

On marche, festival international de danse contemporaine, Marrakech, du 2 au 11 mars 2017