À peu près cinq

Rencontre avec Pierre Pica

(c) Philippe Lebruman

Du fond du plateau, composé d’un rideau de lamelles en plastique blanc qui rappelle les intérieurs bureautiques aseptisés, s’échappent quelques feuilles vertes qui font signe vers une jungle cachée, celle qui sommeille peut-être au sein de notre royaume de nombres et de vérités toutes cartésiennes.

À la manière des Mundurukus, tribu amazonienne au centre de cette « Rencontre avec Pierre Pica » orchestrée par la jeune metteure en scène et auteure Émilie Rousset, nous ne pouvons donner ici qu’une approximation du nombre de feuilles présentes sur la scène ce soir-là – « quelques », début d’une plongée dans le monde de l’à peu près, de l’incertain, de l’absence d’exactitude. Car c’est là tout l’objet de cette conversation qui a réellement eu lieu – ou plutôt de ces conversations, échelonnées sur trois années – entre l’auteure et le linguiste Pierre Pica, disciple de Noam Chomsky, qui a étudié la spécificité langagière des Mundurukus : celle de ne pas aller au-delà du nombre cinq, qui serait même un « à peu près cinq » plutôt qu’un « cinq » véritable. Deux comédiens sur scène nous restituent donc une partie de ces conversations sur le modèle du « re-enactment », lui ajoutant une dimension théâtrale et poétique qui nous emmène au-delà d’une simple conférence universitaire. Ce qui aurait pu être un peu fastidieux pour qui n’est pas familier de la linguistique devient une expérience qui conduit, à travers l’humour et des exemples concrets confinant parfois à l’absurde, à remettre en question la prétendue évidence du monde qui nous entoure, dont nous nous saisissons par le langage. Du questionnement anthropologique nous glissons donc, par l’écriture théâtrale, à une interrogation poétique du monde où l’esprit des Mundurukus sert de guide quasi révolutionnaire – et Chomsky n’y est pas cité pour rien – contre le règne des chiffres et la volonté de maîtrise du monde à l’œuvre dans les sociétés occidentales.

Si l’écriture d’Émilie Rousset s’affirme comme éminemment politique, c’est donc bien par le détour, l’air de rien ; détour par la linguistique, qui nous invite à écouter les mots, par l’Amazonie, dont les signes débordent du plateau par interstices – couvrez ces feuilles que je ne saurais voir – et qui s’affirment comme salutaires, mais également par la scène elle-même et sa possibilité de fiction. La metteure en scène opère notamment le choix très judicieux d’inverser la distribution homme-femme de la parole. En faisant reprendre son propre rôle à Manuel Vallade et celui de Pierre Pica à une Emmanuelle Lafon particulièrement convaincante dans la parole parfois sentencieuse de l’universitaire, l’artiste renverse avec subtilité la distribution usuelle de l’expression du savoir – l’homme comme détenteur de la parole et la femme qui interroge –, et il faut bien avouer que cela réjouit. Une « Rencontre avec Pierre Pica » qui contient donc en germe les multiples possibles d’un autre monde – moins masculin, moins ethnocentré, moins « efficace » –, comme des graines qui ne demanderaient qu’à éclore.